In cauda venenum
textes

Youpi !

In Cauda Venenum

Un scénario de Siegfried Gautier (2008)

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Scène 1 – Extérieur jour

Une grande ville.
Vue plongeante sur les rues ensoleillées et animées, images mouvantes ou floues, de sorte qu'on ne distingue pas clairement les visages des passants.
Grands panneaux publicitaires sur les murs. Affiches sur les bus. Couleurs vives.

Gros plan sur quelques publicités :
— SOURIRES HAPPY : ET TOUT VOUS SOURIT !
(Sous le slogan, une jeune femme de type "top model", dans une tenue estivale et sensuelle. Son visage est maquillé comme celui d'un clown, particulièrement la bouche qui est étirée par de petites griffes de métal aux commissures des lèvres. L'arrière-plan de l'affiche est constitué de dessins aux couleurs vives façon Cartoons : la jeune femme est entourée de clowns et d'objets anthropomorphes qui arborent le même sourire maquillé qu'elle — voitures, immeubles... etc.).
— YOUPI N°5 ! : DEUX EN UN ! SOURIRE DE JOUR COMME DE NUIT.
(Un homme au visage de clown : même principe que pour l'affiche précédente, mais avec des couleurs de maquillage différentes. Deux scènes : la première le montre offrant des fleurs à une femme étonnée, dans la rue ; dans la deuxième, il tient la même femme enlacée, devant un grand lit, les fleurs sont dans un vase, et la lune brille à travers une fenêtre).

 

Plan large sur une rue : les passants ont tous des visages clownesques, le sourire étiré sur les coins par des branches métalliques, comme dans les publicités.

On suit plus particulièrement un homme dont le visage est maquillé un peu plus sobrement que les autres (traits moins marqués, couleurs moins vives). Il se dirige vers une bouche de métro devant laquelle des sondeurs, arborant tous le même sourire, accostent les passants. Une jeune fille se détache du groupe et l'aborde.

 

Scène 2 – Extérieur jour

Plan rapproché : durant cette scène, la jeune fille adoptera tout d'abord un ton mielleux malgré sa voix stridente ; son débit s'accélérera progressivement et laissera percer en fin de compte une certaine agressivité. Le sondé, au contraire, ne montrera à aucun moment de marque d'énervement. Il effectuera tout au plus des mimiques d'incompréhension embarrassée. Pas la moindre nuance de moquerie dans sa voix, mais la bonne foi la plus sincère.

La sondeuse — S'il vous plaît, monsieur, auriez-vous quelques instants à m'accorder ? C'est pour un sondage.
Le sondé — Un sondage sur quoi ?

Il se gratte la joue. Ce geste se répétera plusieurs fois pendant ce dialogue.

La sondeuse — Oh ! Rassurez-vous, monsieur. C'est un sondage sur le Bonheur, très court et tout à fait indolore.
Le sondé — Bon, si ce n'est pas trop long...
La sondeuse — C'est l'affaire de quelques minutes.

Elle sort un questionnaire qu'elle annotera tout en posant les questions. Durant toute la scène, elle s'efforcera d'écrire debout et semblera embarrassée par les documents qui manqueront parfois de tomber.

La sondeuse — Bien, alors je vais vous lire un mot, et vous allez me dire tout ce qui vous passe par la tête en entendant ce mot, tout ce à quoi cela vous fait penser. Vous êtes prêt ? Attention : il s'agit du mot bonheur.
Le sondé — Ben, euh... je ne sais pas. Voyons : Joie, Amour...
La sondeuse — Donc : ben, euh... je-ne-sais-pas... Oui, je dois tout écrire... Joie-Amour... Bien, mais encore ?
Le sondé — Euh...
La sondeuseEuh..., oui ?
Le sondé — Joie, Amour...

Elle soupire.

La sondeuse — Je le note, parce que nous travaillons scientifiquement, mais je vous signale que vous l'avez déjà dit.
Le sondé — Soleil, fleurs, petits oiseaux...
La sondeuse — Hmm ! So-leil-fleurs-pe-tits-oi-seaux... Oui, et ensuite ?
Le sondé — Ah ! Il en faut encore ?
La sondeuseAh-Il-en-faut-en-core... Oui, oui, tout ce qui vous passe par la tête.
Le sondé — Mais il ne me passe plus grand chose, par la tête. Je pense surtout à ma joue, vous voyez, là. Ça me démange depuis ce matin. Ce doit être la fatigue...
La sondeuse — Moins vite, s'il vous plaît. Je n'ai pas le temps d'écrire...dé-mange... la-fa-tigue... quoi d'autre ?
Le sondé — Je ne sais pas, moi : joie...
La sondeuse — Pfff ! Et encore joie. Vous êtes censé donner des mots différents !
Le sondé — Sourire...
La sondeuse — Aââh !

Elle exulte.

Le sondé — Vin, musique, filles...
La sondeuse — Merci, merci, ça suffit.
Le sondé — Copains, livres...
La sondeuse — Vous pouvez arrêter. Nous allons passer à autre chose.

Les phrases qui suivent sont récitées, comme le ferait peut-être un enfant, sans trop tenir compte de la ponctuation. La jeune fille parle vite, reprenant sa respiration comme elle peut. Sa voix chante une sorte de ritournelle naïve sur un rythme ternaire.

La sondeuse — Je vais maintenant vous parler du sourire n°5 de la marque Youpi. Je vous citerai une série d'opinions qui ont déjà été recueillies auprès d'un échantillon représentatif de la population et vous allez me dire, pour chacune de ces opinions, si vous êtes tout à fait d'accord, plutôt d'accord, plutôt pas d'accord ou pas du tout d'accord. D'accord ? Alors voilà : Le sourire Youpi n°5 est un sourire de très bonne qualité.
Le sondé — Oh ! Vous savez, moi, je ne m'occupe pas tellement de la marque. Je prends toujours le moins cher.
La sondeuse — Ah bon ! Mais êtes-vous tout à fait d'accord, plutôt d'accord, plutôt pas d'accord ou pas du tout d'accord ?
Le sondé — Je n'en sais rien.
La sondeuse — Juste selon l'idée que vous vous en faites.
Le sondé — Bon, eh ! bien, moyennement d'accord. Ça ira ?
La sondeuse — Ce n'est pas possible.
Le sondé — Pardon ?
La sondeuse — Vous avez droit à tout à fait, plutôt, plutôt pas ou pas du tout.
Le sondé — Ah ! oui. Excusez-moi. Alors "plutôt".
La sondeuse — Bien. Ensuite : Il donne meilleur mine.
Le sondé — Peut-être.
La sondeusePlutôt d'accord ?
Le sondé — Oui, si vous voulez.
La sondeusePlu-tôt-d'ac-cord, donc. Il respire la joie de vivre.
Le sondé — Ben, c'est un sourire.
La sondeuse — Donc : tout-à fait-d'ac-cord. Maintenant : Quand j'arbore un sourire Youpi, je me sens mieux.
Le sondé — ...

Il semble se répéter la phrase. Son regard s'emplit de désarroi.
La sondeuse emploiera ensuite un ton de plus en plus condescendant, comme si son interlocuteur était affecté de débilité légère.

La sondeuse — Est-ce que vous vous sentez mieux avec un sourire Youpi ?
Le sondé — C'est-à-dire que... eh ! bien... euh... je n'en ai jamais eu.

Il est tout honteux.

La sondeuse — Et vous vous sentiriez mieux si vous en aviez un ?
Le sondé — Peut-être, je ne sais pas.
La sondeuse — Bon, plu-tôt-d'ac-cord. Maintenant : Le fait d'avoir vu ses publicités m'incitera à acheter plus souvent le sourire Youpi.
Le sondé — Quelles publicités ?
La sondeuse — Ben, les publicités pour Youpi.
Le sondé, sur un ton désolé — Non.
La sondeuse — Comment ça, non ?
Le sondé — Je regarde les pubs, comme tout le monde, mais je ne m'en souviens jamais.
La sondeuse — Mais ça ne change rien ! C'est étudié. Vous avez l'impression de ne pas vous en souvenir, mais en fait, au moment d'acheter, vous êtes influencé par le slogan.
Le sondé, encore plus désolé, mais catégorique — Non.
La sondeuse — Mais si !
Le sondé — Peut-être, mais si je ne m'en rends pas compte, je ne peux pas dire que j'achète consciemment un sourire à cause de la pub. Et puis j'achète toujours le moins cher, je ne fais pas attention à la marque.
La sondeuse — Bien, bien. Donc : plu-tôt-pas-d'ac-cord. Passons au suivant : Quand je vois quelqu'un-quelqu'une qui a le sourire Youpi, je suis séduit-séduite.
Le sondé — Tout à fait pas d'accord.
La sondeuse — Hein ?
Le sondé — Tout le monde a un sourire. Ce n'est pas le sourire qui me séduit, mais la personne qui sourit.

Il prend l’air content de celui qui vient d'énoncer une profonde vérité. Il est fier d'avoir enfin répondu intelligemment, et naturellement, ne comprend pas que sa réponse n’est pas conforme aux attentes de la sondeuse.

La sondeuse — Ah... donc : pas-du-tout-d'ac-cord.

Haussement d'épaule : elle semble penser qu'il n'y a vraiment rien à tirer de ce pauvre type.

La sondeuse — Nous allons maintenant passer à un autre sujet. Habituellement, en ce qui vous concerne vous personnellement, êtes-vous heureux... euh...
Le sondé — Parfois.

Comme il a pris un peu d'assurance, il profite de l'hésitation de la jeune fille pour répondre avant la fin de la question. Il veut lui montrer qu'il a bien pris le rythme du sondage et qu'il est maintenant prêt à répondre impeccablement. Touchante mais vaine volonté de bien faire.

La sondeuse — Non, non, êtes-vous heureux tous les jours ou presque ou moins souvent ?
Le sondé — Souvent.
La sondeuse — Vous voulez dire : moins souvent ?
Le sondé — Moins souvent que quoi ?
La sondeuse — Que tous les jours ou presque.
Le sondé — Euh... oui...
La sondeuse — Bien, alors : moins-sou-vent. Et maintenant, sans tenir compte de l'instant présent, quand avez-vous été heureux pour la dernière fois ?
Le sondé — C'est compliqué comme question.
La sondeuse — Juste selon l'idée que vous vous en faites.
Le sondé — De quoi ?
La sondeuse — Pardon ?
Le sondé — L'idée que je me fais de quoi ?
La sondeuse — Euh... C'est-à-dire que... c'est une phrase que je dois dire pour relancer le sondé. Alors, quand avez-vous été heureux pour la dernière fois ?
Le sondé — Je ne sais pas.
La sondeuse — Tant pis, ce n'est pas grave. J'ai justement une case NSP sur le questionnaire. Bon, voilà. Ce sondage est à présent terminé.

Elle récite encore son texte, comme au début de la scène, mais sans grande conviction :

La sondeuse — je vous remercie de votre aimable participation. Il me reste juste à vous demander, pure formalité, quelques petits renseignements personnels qui, naturellement, resteront entièrement confidentiels et seront utilisés uniquement à des fins statistiques...

Les deux personnages, progressivement, sont repoussés au second plan. La suite de leur dialogue se noie dans les bruits de la circulation.

 

Scène 3 – Extérieur jour

Nouveau plan sur le sondé : il marche lentement le long du quai du métro. Il se gratte fréquemment la joue, de façon de plus en plus incontrôlée. Il s'arrête de marcher. Ses gestes deviennent frénétiques. Il gémit et se laboure désormais tout le visage. Il hurle : "Ah ! Ça brûle !" Tordu de douleur, il finit par arracher les deux branches métalliques qui lui agrandissent la bouche. Le sang coule. Son sourire de clown maculé gît par terre : c'est une sorte de morceau de latex.

Gros plan sur son visage : Deux filets de sang coulent aux coins de sa bouche ; son visage apparaît, sans aucun maquillage, sans sourire, marqué uniquement par la douleur. Il reprend lentement son souffle, se passe les mains sur les joues, puis les regarde : elles sont rouges.

Soudain, un cri : une femme s'évanouit ; les badauds aux faces de clown le montrent du doigt ; leurs regards sont horrifiés. Soupirs de dégoût. On entend alors des coups de sifflet. Des policiers (en uniformes de style para-militaire) armés de matraques et de mitraillettes dévalent les escaliers de la station. Ils encerclent le sondé, certains le mettent en joue, d'autres le passent à tabac. Il est ensuite traîné à la surface où on l'enfourne dans un panier à salade qui démarre en trombe, sirène hurlante. Tout s'est passé très vite.

 

Scène 4 – Intérieur nuit

Cette scène se déroule dans un tribunal, à ceci-près que des panneaux publicitaires recouvrent les murs et que des projecteurs balaient la salle. Le public, debout, danse en hurlant. Dance-music à fond les balloches et basses boostées. Des filles dénudées dansent autour de l'avocat qui chante en play-back. Ambiance boîte de nuit.


Fin du show. La foule applaudit. L'avocat salue. La lumière se rallume.

 

Scène 5 – Intérieur jour

L'accusé est assis entre deux gendarmes (habillés en footballeurs américains, mais reconnaissables à leurs képis de gendarme). Il porte un voile noir intégral sur la tête et est menotté.
Silence.

Une voix — La Cour.

Jingle joyeux déversé par des hauts-parleurs. Les juges s'installent. Nouveau silence ponctué de quelques murmures.

Le Président du Jury est une sorte de Louis XIV vieux et poudré. Ses deux assesseurs sont de gros Mickeys qui se dandinent, débonnaires.

Le Président s'éclaircit la voix devant le micro, puis, soudain, crie : “ Youpi ! ”
Flash : presque simultanément, une voix féminine très aiguë clame “ Youpi ” ; durant une fraction de seconde, on ne voit plus qu'un fond bleu électrique sur lequel le mot Youpi est écrit en lettres jaunes fluorescentes.
Rires enregistrés.

Le Président — Je vous rappelle les règles de notre jeu. L'accusé que voici...

Il le désigne de la main ; silence.

Le Président —... on applaudit bien fort l'accusé...

Rires.

Le Président —... l'accusé que voici totalise actuellement dix-sept points de culpabilité. La défense...

Applaudissements ; l'avocat salue.

Le Président —... a plaidé “ coupable avec circonstances exténuantes ”.

Rires.

Le Président — L'accusé peut encore obtenir deux points de culpabilité pour faire gagner le cadeau-mystère à notre candidate...

Applaudissements ; gros plan sur une grosse femme d'une quarantaine d'années qui se tient derrière un pupitre multicolore à côté de la barre des témoins.

Le Président — Martine, bonsoir. Vous avez déjà gagné un séjour d'une semaine pour deux personnes à Youpiland. Vous savez que si l'accusé totalise vingt points, le cadeau-mystère vous échappe. Et s'il totalise plus de vingt-cinq points, vous perdez le séjour à Youpiland. Alors, anxieuse ?

Elle parle avec un accent marseillais :

La candidate — Je fais confiance à la justice de mon pays.
Le Président — Et vous avez raison. Mais je vous demande maintenant d'accueillir celui que vous attendez tous. Il est implacable, mordant, méchant. Sa mauvaise foi est légendaire...

On entend des “ Hou ! ” dans la salle.

Le Président — ... Il guillotinerait père et mère s'il ne les avait déjà envoyés au bagne...

Rires.

Le Président — Mesdames et messieurs : le Procureur !

Tonnerre d'applaudissements.
Jingle.

Le Procureur fait son entrée en courant. C'est un petit garçon d'une dizaine d'années qui se pavane.

Le Procureur — Bonsoir ! Bonsoir !
Le Président — Alors, cher maître, vous avez, je crois, un ultime témoin à nous présenter.
Le Procureur — Oui, et si après ça, Martine ne se fait pas reprendre son séjour à Youpiland, je me fais avocat.

Rires ; lui-même s'esclaffe.

Le Président — Pourquoi tant de hargne ?
Le Procureur — Parce que je veux le garder pour moi, le séjour à Youpiland, pardi !

Rires.

Le Président — Bien, j'appelle à la barre mademoiselle Delune.

La sondeuse s'approche. Elle porte les mêmes vêtements et le même sourire que dans la scène du sondage.

Le Président — Veuillez décliner vos nom, prénom, profession, mensurations.
La sondeuse — Delune, Ludmilla, enquêtrice pour l'institut de sondage Ipso Facto, plate.
Le Président — Jurez-vous de dire toute la vérité, rien que la vérité ? Levez la main droite et dîtes : je le jure.

Elle lève la main droite.

La sondeuse — Je le jure.
Le Président — Je n'ai pas dit “ Jacques a dit ” !

Rires.

Le Président — Trêve de plaisanterie...

Rires.

Le Président —... veuillez nous raconter votre rencontre avec l'accusé.
La sondeuse — Eh ! bien, voilà. J'effectuais un sondage d'opinion sur les sourires Youpi...

Flash Youpi.

La sondeuse —... et j'ai interrogé cet homme. Vous vous rendez compte ! Il n'avait jamais acheté de sourire Youpi !

Flash Youpi.
La sondeuse semble très émue.

Le Procureur — Calmez-vous, mon enfant. Pouvez-vous nous dire de quelle manière cet individu a répondu à vos questions ?
La sondeuse — En souriant.
Le Procureur — Oui, naturellement. Mais quelle était son attitude ?
La sondeuse — Il avait l'air plutôt heureux.
Le Procureur — Bien sûr, bien sûr. C'est évident. Mais n'y avait-il pas quelque chose de bizarre dans ses propos, ou même dans son sourire ?
L'Avocat — Abjection, votre Horreur.

Rires.

L'Avocat — La question de l'infâme procureur est tendancieuse. Elle peut influencer le témoin.
Le Président — Certes, cher maître, mais je vous rappelle que l'accusé a encore droit à deux points de culpabilité pour faire gagner le cadeau-mystère à Martine. Qu'en pense notre candidate ?
La candidate — Je prends le risque.

Applaudissements.

Le Président — Mais si le total de l'accusé atteint ou dépasse vingt points, vous aurez perdu le cadeau Youpi...

Flash Youpi.

Le Président —... euh... je veux dire le cadeau-mystère.

Rires coupés, remplacés par des applaudissements.

La candidate — Je prends le risque.

Applaudissements.

Le Président — Vous ne direz pas qu'on ne vous a pas prévenue.
La candidate — Euh... Je prends le risque.

Applaudissements.

Le Président — Avec ce témoignage, l'accusé peut prendre dix points d'un seul coup.
La candidate — Euh...

Applaudissements.

Le Président — Et vous perdrez aussi le séjour à Youpiland.
La candidate — Euh... ben alors...
Le Président — Mais ne revenons pas sur ce qui est dit. Ce sont les risques du jeu. Bravo, Martine, pour cette courageuse décision. On applaudit bien fort Martine.

Applaudissements.

Le Président — Abjection rejetée. Procureur, fais ton office.
Le Procureur — Bien. Revenons à notre propos, mademoiselle. L'accusé vous a donc paru un peu étrange ? Diriez-vous qu'il a, d'une certaine façon, répondu de façon grossière et obscène à vos questions ?
La sondeuse — Euh...
Le Procureur — Tout-à-fait d'accord, plutôt d'accord, plutôt pas d'accord ou pas du tout d'accord ?
La sondeuse — Euh... Plutôt...tout-à-fait... pas plutôt... Je ne sais plus, je ne sais plus.

Elle s'effondre, en larmes.

Le Procureur — Merci, mademoiselle, ce sera tout.
Le Président — La défense désire-t-elle interroger le témoin ?
L'Avocat — Non, votre Horreur.

Rires.

Le Président, au Procureur — Maître, votre réquisitoire.
Le Procureur — Voyez le trouble que ce sinistre individu a semé dans l'esprit de cette pauvre jeune fille ! Comment prétendre après cela que son crime odieux, cette monstrueuse exhibition sans sourire dans un lieu public, devant des femmes et des enfants, n'ait pas été prémédité ? Nous avons apporté la preuve de ce forfait, à travers divers témoignages visuels. Vous avez pu voir, après cela, la pièce à conviction, ce pauvre sourire arraché délibérément, outrageusement mutilé et jeté à terre. Enfin, il est clair, à présent, que ce pervers nuisible, lors de son immonde forfait, avait déjà attenté au bien-être d'une innocente jeune fille, jeune fille qu'il a, vous l'avez tous pu voir, profondément traumatisée par son comportement de brute subversive. En conséquence, je déclare que ce monstre froid représente un danger pour le bonheur universel et pour la moralité de notre jeunesse. Imaginez une seconde qu'il reste en liberté et s'en prenne encore à d'autres innocents, oui, vos propres enfants par exemple. Non, l'idée-même en est intolérable. Cet individu doit sur-le-champ cesser de nuire. C'est pourquoi je prône un châtiment aussi exemplaire que définitif.

Tonnerre d'applaudissements.

Le Président, ému — Merci, maître, la parole est maintenant à la défense.
L'Avocat — Nous ne chercherons pas à nier les faits. Coupable, nous le sommes bien évidemment, et notre culpabilité n'a d'égale que notre remords. Oui, je dis bien notre remords. Car jamais, ô grand jamais, nous ne voulûmes en arriver là. Les divers témoignages, certes, sont sans appel quant aux faits. Toutefois, il est clairement apparu que ce geste ignoble fut commis sous l'emprise d'une pulsion incontrôlable. Oui, les experts sont formels...

Long silence.

Le Président — Oui ?
L'Avocat — Eh ! bien, voilà, les experts sont formels.

Nouveau silence.

Le Président — Mais encore ?
L'Avocat — Formels sont les experts.

Rires.

Le Président — C'est tout, maître ?
L'Avocat — Oui.

Silence.

L'Avocat — Ha ha ! Je plaisante.

Rires.

L'Avocat — Oui, tous les experts sont formels, nous souffrons d'une sorte d'allergie cutanée qui nous a poussés à cette folie et notre désir le plus cher est de pouvoir de nouveau porter un sourire décent. Je le déclare : mon client n'est pas un monstre. Il suffit de quelques soins pour qu'il redevienne ce qu'il n'aurait jamais dû cesser d'être : un individu inoffensif, heureux et souriant. Je prône donc l'internement dans un centre de soin Youpi...

Flash Youpi.

L'Avocat — ... jusqu'à guérison complète.

Applaudissements.

 

Scène 6 – Intérieur jour

Nouveau plan élargi sur le tribunal. Résultat des délibérations.
Jingle.

Une voix  — La Cour !

La Cour s'installe. Le Président lit le verdict :

Le Président — Jacques a dit : accusé, levez-vous !

L'accusé se lève.

Le Président — Voici les résultats du grand sondage Ipso Facto qui a été réalisé sur un panel représentatif de la population. A la question : l'accusé est-il tout-à-fait coupable, plutôt coupable, plutôt pas coupable ou pas du tout coupable de dégradation de bien de consommation, d'atteinte à la félicité générale et de persécution sur la personne d'une innocente jeune fille, 83% des personnes interrogées ont répondu “ tout-à-fait coupable ”, 10% “ plutôt coupable ”, et 7% “ sans opinion ”. A la question : le crime était-il tout-à-fait prémédité, plutôt prémédité, plutôt pas prémédité ou pas du tout prémédité, 7,26% des personnes interrogées ont répondu “ tout-à-fait prémédité ”, 42,75% “ plutôt prémédité ”, 38,20% “ plutôt pas prémédité ”, 0,01% “ pas du tout prémédité ”, et 11,78% “ sans opinion ”. Ces résultats corrigés et interprétés scientifiquement condamnent l'accusé à trente ans de prison en quartier d'isolement plus quarante ans incompressibles de bagne avec sursis. Le total des points de culpabilité de l'accusé est de 24 points. Martine, vous venez donc de gagner un superbe séjour pour deux personnes à Youpiland...

Flash Youpi, applaudissements et cris de joie.

Le Président — En revanche, le cadeau-mystère est remis en jeu pour notre prochain procès. Ce grand moment de justice était sponsorisé par Youpi...

Flash Youpi.

Le Président — Youpi, le sourire de jour comme de nuit.

Flash Youpi.
Le condamné est emmené par les footballeurs américains tandis que retentit le jingle de fin.

L’accusé est jeté en cellule. On lui enlève enfin son voile. La porte se referme.
Ecran noir.

 

FIN

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