Et personne ne créa... Declan OConnor |
Une nouvelle de Siegfried Gautier (1993)
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1. La genèse fragmentée de Declan OConnor
2. Declan OConnor est un sale type
3. Declan OConnor, particule métaphorique
4. Lhomme qui avait vu Declan OConnor
1. La genèse fragmentée de Declan OConnor
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à lintérieur. Pourquoi donc avait-il fermé à clefs un coffre qui ne contenait rien ? Cétait incompréhensible. Les papiers les plus secrets de Bruno notamment ceux qui concernaient sa double-vie étaient, eux, facilement accessibles. Ce coffre clos avait-il une signification ? Etait-ce un message, un indice laissé là ostensiblement ?
Elle se laissa choir dans le large fauteuil qui trônait contre le bureau. A côté du cendrier où se trouvaient encore quelques mégots de cigarettes sans filtre était posée une vieille photographie encadrée. Renée connaissait bien cette photo (elle possédait la même, abandonnée depuis longtemps au fond de son sac à main), une photo de vacances prise à Venise quinze ans plus tôt. Elle était encore jeune à lépoque, et Mathilde nétait quune enfant. Oui, cétait lété de ses onze ans, lété à la fin duquel elle sétait cassé la jambe en tombant dun arbre. Mathilde était un vrai garçon manqué, toujours à vouloir faire comme son père. Nous ladorions toutes les deux, et lui aussi nous aimait. Il nous appelait toujours " les filles ". Je devais avoir à peine trente ans...
Les trois personnages de la photo lui souriaient de leurs sourires bronzés. Bruno avait passé un bras autour des épaules de Renée (cette souriante jeune femme dune trentaine dannées), et son autre main était posée sur la nuque de la petite Mathilde qui faisait une grimace en direction de lobjectif, cest-à-dire du touriste anglais qui avait gentiment accepté de jouer le photographe pour que toute la famille puisse apparaître sur la photo. Une famille unie. Soudée par le personnage central, cet homme dâge mûr aux tempes précocement grisonnantes.
Qui était-il ? Un bon père et un bon mari, auraient dit tous les amis de la famille. Cest aussi ce quauraient dit Mathilde et Renée, avant sa disparition incompréhensible, la veille de ses cinquante-cinq ans.
Le bruit criard de la sonnette sortit brusquement Renée de ses pensées. Elle descendit ouvrir la porte dentrée et se trouva face à face avec Mathilde, qui lui dit gravement : " Cest moi ".
Entre vite, dit Renée, tu vas prendre froid. Jallais me faire du café. Tu en veux ?
Oui merci, Maman. Mais je ne fais que passer. Il faut que jaille chercher Denis chez la nourrice, répondit Mathilde en ôtant son écharpe et son manteau.
Puis, elle alla sasseoir devant la petite table basse du salon. Elle alluma une fine cigarette démesurément longue à laide dun extravagant briquet zoomorphe, avant de sapercevoir quil ny avait pas de cendrier sur la table.
Mais où est donc le cendrier de Papa ? sécria-t-elle.
Celui en terre cuite ? demanda Renée, gênée, en revenant de la cuisine. Je ne sais pas. Jai dû le ranger quelque part.
Mais...
Mathilde ne trouva rien à ajouter. Quaurait-elle pu dire ? Il lui semblait sacrilège de déplacer une des marques les plus familières de lexistence de son père, acte qui revenait précisément selon elle à nier, à effacer cette existence.
Où puis-je en trouver un ? demanda-t-elle en laissant percer dans le ton de sa voix toute sa désapprobation.
Là-bas, sur le buffet, je crois quil y en a un petit, en verre, répondit Renée.
Un silence gêné sinstaura tandis quelles buvaient leur café. Enfin, Mathilde se décida à aborder le sujet qui la tracassait.
Toujours aucune nouvelle ? demanda-t-elle.
Non, toujours rien.
Et Tonton Albert ?
Il fait tout ce quil peut, le pauvre homme. Il ma appelée ce matin, de Toulouse. Il a fouillé tous les hôtels mais na trouvé aucune trace de ton père. Je pense que Bruno... enfin, je crois quil ne veut pas être retrouvé. La piste sarrêtera certainement à Toulouse.
Mais Maman, comment peux-tu dire ça ? Il faut le retrouver... cela ne fait que deux semaines. Il donnera bientôt signe de vie. Il a dû avoir un problème, être obligé... il ne peut pas être parti comme ça, sans raison. Nicolas a pensé que, peut-être, cétait lâge... tu sais... quà cinquante-cinq ans, il avait eu envie dêtre un peu seul. Etre marié depuis si longtemps, pour un homme...
Je ne pense pas que le problème soit là, répliqua Renée, sèchement, mais au fond delle-même, elle pensait : et si cétait vrai ? Peut-être quil en a eu assez de moi, que je suis devenue trop vieille et quil ma quittée pour une autre, plus jeune...
Pourtant, elle navait rien trouvé dans les papiers de Bruno qui puisse laisser envisager une telle éventualité. Elle lui avait bien découvert une double-vie, mais la face cachée de cette existence ne révélait justement rien de ce genre. Ce qui était choquant, blessant, cétait que sa propre fille pût y avoir pensé. Que savait-elle, dabord, du couple que formaient ses parents et de leur intimité ? De quel droit osait-elle lui attribuer une responsabilité dans le départ de Bruno ?
Mais Mathilde insista :
Pourquoi en es-tu si sûre ?
Parce que jai lu ses papiers, et ce que jai appris mincite à croire quil y a une autre raison, mais je ne sais pas laquelle, dit Renée en regrettant aussitôt ses paroles (elle avait cédé à une impulsion dorgueil pour faire taire les insinuations de sa fille, mais elle se reprochait déjà de lui avoir ainsi révélé quelle avait découvert quelque chose).
Tu as fouillé dans son bureau ? sindigna Mathilde.
Ne sois pas sotte, ma fille, répondit Renée avec exaspération. Pour essayer de le retrouver, il fallait bien que je cherche sil navait pas laissé quelque chose qui puisse méclairer, me donner une piste.
A ces mots, Mathilde se mit à pleurer, en balbutiant : " Oh ! Papa ! Pauvre Papa ! "
Renée ne fit pas un geste vers sa fille. Elle ressentait comme du dégoût en se rappelant la photo sur le bureau de Bruno. Une famille unie. Bruno, Renée et Mathilde : bonheur et amour, sourires, regards pétillants... Tout cela navait-il été quune illusion, quune photo posée sur un bureau ? Quel rapport y avait-il entre cette image et cette grande jeune femme au visage humide qui à présent laccusait : " tu... tu es si froide. Cest à croire que tu es contente que Papa soit parti ! "
Il y eut un mouvement dans lair, suivi dun claquement. Mathilde se frotta la joue gauche, soudainement devenue rouge. Ses larmes redoublèrent. Elle se moucha et dit en reniflant : " Oh ! Excuse-moi, Maman. Je suis si inquiète, tu comprends. Je ne sais plus ce que je dis. Cest pour ça que je narrête pas de fumer. Je le devrais, pourtant, je sais. Quand on est enceinte de
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vous crois, Albert, et je sais que vous avez fait limpossible. Je vous assure que vous navez rien à vous reprocher.
Mais je ne comprends vraiment pas pourquoi il a fait ça. Pourquoi il vous a fait ça. Quand-même, une fausse identité ! Il navait aucune raison... Comment retrouver sa trace, maintenant ? Oh ! Renée, je suis tellement désolé.
Je sais, Albert. Vous ny pouvez rien.
Ma pauvre Renée ! Je ne reconnais plus mon frère. Cest monstrueux de vous faire ça. Lui qui était si stable, qui aimait tellement son travail et sa famille... Jai cherché partout... partout, je vous assure. Jai même fait passer une annonce dans les journaux de Toulouse...
Je vous suis très reconnaissante pour tout le mal que vous vous êtes donné, Albert. Vous ne pouvez rien faire de plus, à présent.
Oui, peut-être. Mais si je peux vous aider en quoi que ce soit, nhésitez pas à mappeler.
Ne vous inquiétez pas, je tiendrai le coup. Tout séclaircira un jour.
Espérons-le ! Mais si vous avez besoin de quelque chose, nhésitez...
Cest promis, Albert, cest promis.
Bien, alors je vous laisse. Mais vous êtes sûre que...?
Oui, oui, rassurez-vous. Jai ma fille pour me soutenir. Au revoir, Albert.
Au revoir, Renée. Je passerai vous voir dès que je le pourrai.
Daccord, et merci pour tout. Au revoir.
Elle raccrocha avec un " ouf ! " de soulagement. Le taxi lattendait déjà devant le pavillon. Elle enfila son manteau, prit sa valise, et après avoir jeté un dernier coup dil dans la maison, elle sortit.
CHAPITRE VI
Le taxi lemporta jusquà la gare. Là, elle prit un train en direction de D***. Que diraient Mathilde et Nicolas lorsquils sapercevraient quelle était partie, elle aussi ? Elle ne put sempêcher de sourire en songeant à la surprise que son départ causerait. Bruno avait-il ressenti le même sentiment damusement ?
Elle le savait, à présent, il était impossible de chercher à comprendre les motivations de son mari. Pour quelle raison un homme de cinquante-cinq ans, marié, père de famille, déjà grand-père, disparaît-il du jour au lendemain ? A quoi bon chercher une explication plausible à une telle décision ? Etait-ce même une décision ? Ne plus rien décider, se laisser emporter par le flot tumultueux des événements, sous la pression dobscures pulsions, sans offrir de résistance... Comme si la conscience nétait en fin de compte quun petit bouchon de liège flottant difficilement, ballotté, noyé, traversé de toutes parts par les courants, comme si la seule réalité nétait pas ce ridicule bouchon affolé mais uniquement le flux qui le tourmente.
Renée sursauta. La métaphore du bouchon ne lui était pas venue par hasard. Cétait la seule notion claire quelle eût jamais pu tirer dun livre que Bruno avait écrit quelques années auparavant, ouvrage confidentiel accueilli platement par les spécialistes et ignoré du commun des mortels, à tel point que léditeur avait du le mettre au pilon.
Cette métaphore était-elle la clef du comportement de Bruno ? Pour espérer le retrouver, il faudrait suivre le même chemin que lui, un chemin peut-être entièrement aléatoire. Démarche impossible, songea Renée. Mais que faire dautre ?
Declan OConnor : quel drôle de nom ! Cétait le nom inscrit sur les quittances quelle avait trouvées dans les papiers de Bruno. Elle y avait aussi découvert tous ces autres documents : relevés de compte, factures, faux-papiers, à divers noms, tous plus exotiques les uns que les autres : Samuel Bishop, Kurt Vander, Antonio Ramirez Cisteron, Pavel Klansky... et même un étrange Yukio Fujikawa. Mais celui qui revenait le plus fréquemment était Declan OConnor.
Si Mathilde avait pu voir tous ces papiers, elle en aurait conclu que son père était en réalité un agent secret qui avait été contraint de quitter précipitamment sa couverture, probablement pour ne pas mettre sa famille en danger. Ceût été pour la jeune femme une raison supplémentaire dadmirer son père. Peut-être même avait-elle toujours espéré quelque chose de ce genre. Son père, ce demi-dieu, devait bien être, au bout du compte, autre chose que ce simple petit bonhomme sympathique et inoffensif perpétuellement plongé dans ses livres.
Renée, elle, navait pas un seul instant envisagé cette possibilité. Bruno ne pouvait être autre chose que ce quil avait toujours paru être. Il avait seulement dû renoncer à leffort, à lillusion de la cohérence... toutes ces fausses identités navaient pas de consistance, elles nétaient quun jeu sans fondement, sauf peut-être mais pourquoi ? celle correspondant au nom de Declan OConnor.
La même chose aurait peut-être pu marriver, songea Renée avec étonnement.
Le train arriva en gare. Elle prit de nouveau un taxi et indiqua au chauffeur ladresse quelle avait vu associée au nom de Declan OConnor. Le taxi sarrêta dans un quartier situé à la lisière de la ville, juste avant la campagne, devant un minuscule pavillon un peu délabré. A lentrée, une petite grille rouillée donnait sur un jardinet sauvage. Renée sortit de son sac-à-main le trousseau de clés quelle avait trouvé dans le bureau de Bruno. Elle les essaya une par une, avec appréhension, et finalement, la grille souvrit. Puis, après avoir effectué la même opération sur la porte du pavillon, elle pénétra dans une pièce sombre. Elle chercha du doigt linterrupteur, et lorquenfin la pièce fut éclairée, elle observa attentivement, cherchant du regard quelque détail familier.
Elle neut pas à chercher longtemps : sur chaque meuble ou à même le sol se trouvaient quantité de cendriers, tous plus baroques les uns que les autres ( cétaient parfois de simples boîtes de conserve en fer blanc) et remplis jusquà ras-bord de mégots. Certains de ces cendriers ne lui étaient dailleurs pas inconnus, pour la bonne et simple raison quelle les avait elle-même offerts à Bruno en diverses occasions : Noëls, anniversaires de mariage ou autres petits événements quelconques et anodins qui rythment le temps lancinant dune vie de famille.
Cest alors quelle prit conscience de leffroyable odeur de tabac froid qui imprégnait toute la pièce. Cela la rassura un peu. Dordinaire, cétait elle qui passait son temps à vider les cendriers de Bruno. Ici, visiblement, personne ne lavait fait.
Ainsi, il avait bien habité ce pavillon, sous le nom de Declan OConnor. Avait-il laissé dautres traces de lui ? Combien de temps avait-il séjourné ici ? Quy avait-il fait ?
Renée se laissa choir sur un vieux canapé élimé. Tout ce quelle voyait, les cendriers, larrangement des meubles, leur style, tout coïncidait. Ce Declan OConnor était bien son Bruno, un Bruno quelle navait jamais vu, mais qui, elle en était certaine, était vraiment le Bruno quelle connaissait, inchangé, tel quen lui-même. Cette vie secrète ne cachait donc rien. Elle était seulement secrète, voilà tout. Qui na jamais eu envie de sisoler, de se prélasser, seul, en un lieu ignoré de tous ?
Il ne restait plus maintenant quà explorer les autres pièces de la maison. Renée se leva et ouvrit les fenêtres et les volets, puis vida tous les cendriers dans le jardinet (les cendres du tabac consumé, de même que les doutes de Renée, y seraient poétiquement éparpillées par le vent pour se fondre dans limmensité sans fin du monde). Enfin, elle monta au premier étage avec lexcitation émue dune mère qui visiterait en cachette la chambre tout un univers de son enfant. Elle y trouva une petite chambre avec un grand lit défait cette manie de Bruno de semer partout le désordre ! une table de chevet et quelques cendriers pleins. Aucune trace de présence féminine. Elle en fut vraiment soulagée car les insinuations perfides de Mathilde lavaient, malgré tout, perturbée. Elle se laissa tomber mollement sur le lit et huma l
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rien dire. Je continuai à lui poser des questions, toujours en vain. Je me demandai même sil nétait pas muet. Le pauvre petit était vêtu de haillons. Il mobservait craintivement. Je lui dis de ne pas bouger et allai lui chercher un verre de lait (cest tout ce que javais à lui offrir), mais, quand je revins, il avait disparu. Je me demande bien doù venait cet enfant. Depuis combien de temps vit-il ainsi, dans cet état de crasse et de misère. Pourquoi ne parle-t-il pas ?
Le 13 mai.
Lenfant nest pas revenu. Cette histoire mintrigue mais il me faut rentrer dès ce soir. Peut-être pourrai-je tirer tout cela au clair lorsque je reviendrai ici. Je ne sais pas quand, dailleurs. Il me faut encore être prudent. Je ne voudrais pas que cet endroit soit découvert. Pas encore...
Le 30 juin.
Je nai que quelques heures devant moi. Jaurais aimé passer plus de temps ici, mais jai encore beaucoup à faire, tant de choses à préparer. Je pense que je ne pourrai pas revenir avant le mois doctobre".
Suivaient quelques pages blanches, recouvertes ça et là de petits gribouillis, et de quelques citations et bouts de phrases incompréhensibles, tels que : " quand seras-tu, mon âme, simple et nue ? ", " le robinet fuit ", " toutes les questions raffinées et subtiles sur lidentité personnelle ne peuvent sans doute être tranchées et doivent être regardées comme des difficultés grammaticales plutôt que comme des difficultés philosophiques ", " poète et non honnête homme ", " des rebonds, toujours des rebonds ", " des Rimbauds, toujours des Rimbauds "...
Renée reconnaissait bien là le désordre brouillon de Bruno. Il avait toujours eu la manie décrire tout et nimporte quoi sur des petits bouts de papier. Ces carnets en étaient vraiment lillustration, dautant plus quils ne révélaient apparemment rien sur ses motivations. Plus Renée avançait dans sa lecture, plus la situation lui paraissait confuse. Seules quelques petites anecdotes coïncidaient avec ses souvenirs, notamment des week-ends durant lesquels Bruno sétait absenté, prétendument pour chercher un ouvrage rare dans une bibliothèque méconnue et éloignée. Il était impossible, cependant, de reconstituer tout à fait la vie secrète de Bruno. Mais, à vrai dire, cela lui importait peu. Elle désirait seulement plonger au cur du mystère, non lélucider. Elle ressentait comme un
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dit-elle. Mais lenfant ne bougea pas. Il brandissait le grand couteau de manière toujours aussi menaçante.
Je ten prie, pose ça, tu vois bien que tu nas rien à craindre de moi, mon petit, sois
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au fond de la grotte lavait bouleversée. Tous ces petits trésors dérisoires amassés par cet enfant sauvage étaient le reflet de sa personnalité confuse.
Mais ce qui la troublait le plus, cétait bien sûr cette phrase écrite à la peinture rouge sur un mur de la grotte. Depuis le début, elle avait cru que Bruno était parti à jamais, en prenant bien soin deffacer ses traces. Elle comprenait à présent quau contraire, il avait ostensiblement laissé derrière lui certains indices. Mais pour qui ? A qui cette phrase était-elle adressée ? A elle-même ? Se pouvait-il que Bruno eût prévu quelle découvrirait le pavillon et les carnets ? Si cétait le cas, quel était donc son but, où voulait-il la mener ?
CHAPITRE IX
De retour au pavillon, Renée parcourut encore une fois les carnets de Bruno, à la recherche dune phrase qui aurait pu lui échapper, de quelque chose qui pût la mettre sur la voie. Elle ne pouvait écarter cette idée : Bruno la manipulait. Rien de ce quil avait fait nétait innocent. En un sens, elle sen réjouissait, car cela signifiait quelle faisait partie de ses projets. Mais tout cela trahissait un tel machiavélisme ! Se pouvait-il vraiment que le paisible Bruno, homme si désordonné, fût si calculateur ? A moins quil nait agi par amour ? Quil nait pas pu se résoudre à partir, à labandonner, sans lui avoir fait partager un peu de sa vie de Declan OConnor ?
A présent, Renée se rendait compte quelle navait peut-être jamais aimé Bruno, du moins au sens romantique du terme. Il ny avait jamais rien eu de passionnel, rien de démesuré dans son amour pour lui. Il avait seulement été son mari, le père de sa fille, lhomme avec lequel elle vivait, quelle admirait et dont elle était aussi un peu la mère. Allait-elle tomber follement amoureuse de Declan OConnor ? Peut-on encore tomber amoureuse à quarante-six ans ? Lamour nest-il pas un ridicule petit symptôme de limmaturité ?
Renée sétait toujours imaginée vieillissant paisiblement auprès de Bruno. Dailleurs, ils avaient de tout temps constitué, dune certaine manière, un " vieux couple ". Elle se voyait désormais courant le restant de sa vie après un fantôme, tandis que ses cheveux deviendraient blancs (certains létaient déjà) et que les rides creuseraient de plus en plus profondément son visage. Non, elle navait jamais rêvé dune telle vie ! A lautomne de son existence, elle ne pouvait concevoir den passer tout lhiver dans la solitude et lerrance. Mais avait-elle le choix ? Bruno, de toute façon, lavait quittée. Il ne lui restait plus que Mathilde.
Dans certains pays, songea-t-elle, les gens font des enfants pour assurer leurs vieux jours. Cest une forme dassurance-vieillesse, de cotisation pour la retraite. Un jour, les parents sont à la charge des enfants quils ont élevés et qui sacquittent ainsi dune vieille dette...
Cette perspective lui paraissait un peu répugnante. Ma fille ne mappartient pas, ni mon petit-fils, ni ce bébé qui attend de naître, se dit-elle. Elle ne me doit rien et je ne lui dois rien. Lui donner naissance, cétait en faire une étrangère, la rejeter au loin, comme on lance une bouteille à la mer. Quelle vogue où bon lui semble.
Tout en se faisant ces réflexions, Renée tournait machinalement les pages dun des carnets de Bruno. Soudain, elle eut comme une révélation : quelque chose avait frappé son esprit. Elle revint quelques pages en arrière et lut ceci :
"La plupart des gens vivent en état de mobilité minimale, suivant un mouvement qui décroît constamment jusquà linertie finale. Or, la vie est mouvement. Cest pourquoi je conçois ma vie antérieure comme lexpression dune tension. Oui, jai vécu en dormant sur une catapulte. Le moment approche, à présent, où Declan sera lancé à travers le monde. Il ne fera que passer et son mouvement ne sarrêtera quà lheure de lécrasement, après quil se sera laissé rebondir au gré de son élan".
Renée referma le carnet et réfléchit à ce quelle venait de lire. Etait-ce là lexplication du comportement de Bruno ? Elle en était presque certaine ; mais en quoi était-elle impliquée dans ce projet ?
Le lendemain, elle décida daller faire un tour en ville. Puisque Bruno avait souvent séjourné dans le petit pavillon, quelquun devait bien lavoir vu. En se renseignant discrètement, elle finirait peut-être par apprendre quelque chose.
Elle se rendit donc à pied au centre-ville. Cétait une petite bourgade provinciale comme il en existe beaucoup, avec son église, son château, sa mairie, ses petits commerces et, à la périphérie, les supermarchés et petites industries qui sont le lot de la modernité.
Les jours suivants, elle renouvela lopération, sans oublier de saluer au passage les habitants de la rue où se trouvait le pavillon. Elle devait procéder en douceur (de toute façon, elle nétait pas pressée). Les gens sont curieux : tôt ou tard, on lui poserait des questions ; il serait facile, alors, den poser à son tour. Elle se ferait passer pour une lointaine parente du précédent occupant du pavillon, et prétendrait sêtre fait prêter la maison pendant labsence de celui-ci. Ainsi, elle pourrait faire semblant de ne le connaître que très vaguement et poser des questions à son sujet sans éveiller les soupçons.
Au bout de trois semaines
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vraiment que je sois aussi stupide ? Allons, allons, chère madame OConnor (puisque cest ainsi que vous vous faîtes appeler), je ne suis pas né de la dernière pluie. Cessez de me raconter nimporte quoi. Je suis certain que vous êtes mêlée à cette affaire. Il serait plus simple pour vous de me dire tout de suite où se trouve largent.
Une lueur de brutalité jouait toujours dans son regard. Il sapprocha encore un peu plus de Renée et lui posa une main de géant sur lépaule.
Je pourrais me montrer très persuasif, dit-il. Je connais certains moyens... disons : efficaces...
Il la serrait très fort, à présent, et commençait à lui faire mal.
Daccord, dit alors Renée. Je vais vous le dire. Mais lâchez-moi, voulez-vous.
Bien, bien. Jaime mieux ça, fit-il. Et il relâcha son emprise. Alors ?
Voilà : cest une grotte, dans la campagne, tout près dici.
Vous voyez, quand vous voulez être gentille... Maintenant, vous allez maccompagner, pour mindiquer le chemin, et si vous êtes bien raisonnable, tout se passera très bien. Sinon... (il se passa un doigt sur la gorge en émettant un " couic ! " évocateur).
Si vous me touchez, je ne vous dirai plus rien, dit Renée, dun air qui se voulait menaçant.
Oh ! Oh ! Petite madame ! Si on ne peut plus plaisanter !
Il se mit à sourire et brusquement, la plaqua violemment contre le mur. Puis il chuchota méchamment : " je crois que vous nêtes pas en position de négocier, alors ne vous montrez pas trop insolente, je vous prie ". Il fit jouer un moment le reflet dans la pénombre de la lame dun couteau à cran darrêt quil semblait avoir fait surgir de nulle part. Puis il recula en refermant le couteau et dit : " maintenant, allons-y ".
"Cest ici " dit Renée lorsquils arrivèrent devant la grotte. Lentrée obscure était dissimulée par des buissons épais, mais Renée connaissait un passage à travers les branchages, le passage que lui avait dévoilé lenfant sauvage. Elle guida Constanza qui se mit à regarder avec méfiance autour de lui, à la lueur de son briquet.
Et maintenant ? demanda-t-il. Il faut encore aller jusquau fond de la grotte, répondit Renée. Largent est là-bas.
Bien, je vous suis.
Ils marchèrent alors un court moment avant darriver à un cul-de-sac.
Quest-ce que cest que tout ce bazar ? demanda Constanza à la vue des sièges de voiture, des marchandises, des chandeliers, des statuettes et des crucifix. Je vous ai posé une question, insista-t-il avec un peu de nervosité dans la voix.
Mais Renée restait muette. Elle avait perçu un mouvement dans la pénombre, derrière Constanza. Elle recula subitement et se réfugia derrière un siège dautobus, puis, au moment où lhomme savançait vers elle avec une mine menaçante, elle cria : " tue-le ! tue-le ! "
Constanza se retourna juste à temps pour esquiver une petite silhouette qui lui tombait dessus. Dans la mêlée qui suivit, il perdit son briquet et Renée ne distingua plus que la lueur de deux lames. Le combat dura peut-être quelques minutes durant lesquelles
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jamais. Cest pourquoi
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avec Constanza dans la nature.
Elle sassura que tous les volets étaient fermés et la porte close. Elle ne savait combien de temps elle pourrait tenir ainsi, cloîtrée. Mais elle navait plus le choix. Constanza, sil était encore en état de mener une poursuite, ne penserait certainement pas à la chercher dans un endroit aussi évident, surtout après quelle eut simulé de façon aussi bruyante un départ précipité. Si Constanza revenait, il aurait rapidement vent du scandale quelle venait de provoquer.
Mais elle était loin, pour autant, dêtre rassurée. Le seul souvenir du visage de cet homme la terrorisait encore. Du moins, pour pénible queût été cette histoire, elle en avait appris beaucoup sur Declan OConnor, notamment sur la façon dont il avait financé son départ.
Soudain, des petits bruits sourds retentirent : deux coups rapides suivis de trois autres plus espacés, frappés sur le bois de la petite porte de la cuisine qui donnait sur un chemin de terre derrière la maison. Cétait le signe convenu. Renée déverrouilla la porte et fit entrer rapidement lenfant. Celui-ci lui fit comprendre par signes que Constanza était introuvable. Sétait-il enfui ? Avait-il renoncé ? Mais elle ne put sinterroger plus longtemps : une voiture venait de sarrêter devant le pavillon et déjà, des bruits de pas sapprochaient de la grille. Bientôt, celle-ci souvrit, puis la porte dentrée du pavillon. Quelquun dautre en avait donc les clefs ! Elle entendit alors une toux familière, la toux dun homme aux poumons encrassés par le tabac. Elle faillit pousser un cri, mais lenfant sauvage lui mit un doigt devant les lèvres et lui fit signe de ne pas bouger.
Cétait lui. Il était là, tout près, mais elle ne pouvait pas le voir, car la porte donnant sur lautre pièce était fermée. Declan ! Il fallait quelle le voie. Enfin, elle lavait retrouvé. Peut-être la laisserait-il laccompagner, ou alors, ils resteraient vivre tous les deux dans ce pavillon, loin de tous les importuns. Elle cria : " Bruno ! " et se précipita hors de la cuisine, ralentie par lenfant qui tentait de la retenir. Mais il ny avait plus personne. Dans la rue, une voiture venait de démarrer. Elle était déjà loin lorsque Renée fut dehors.
Declan OConnor lui avait échappé. Savait-il, en venant, quelle serait là ? Avait-il minuté cette rencontre fantôme avec la complicité de lenfant ? Une immense lassitude lenvahit. Elle revint dans le pavillon et se laissa tomber sur le canapé. Des larmes, enfin, se mirent à couler sur ses joues, sous le regard attentif de lenfant sauvage. Par terre, devant le canapé, se trouvait une mallette ouverte, remplie de liasses de billets. " Ma catapulte ! " songea Renée avec dépit.
Oui, avant de disparaître, Declan avait voulu quelle aussi soit lancée comme un projectile à travers le monde. Elle se souvint dune phrase quelle avait lue dans les carnets de Declan : "Et leurs chemins se croisèrent et chacun, en cet instant de bonheur, prit appui sur lautre pour sélancer au loin".
Quallait-elle faire à présent ? Devenir elle aussi une sorte de Declan ? Rester où elle était, avec cet enfant sauvage et muet, ou bien rentrer au bercail, retrouver son petit univers : Mathilde, Nicolas, Denis et cet autre petit-enfant qui ne tarderait pas à naître ? Elle envisagea les trois possibilités, lune après lautre, sous le regard de lenfant. Enfin, elle se décida. Le choix, en fin de compte, nétait pas difficile. Elle se leva, arborant une mine résolue, et
2. Declan OConnor est un sale type
DOC Alors, mon cher Constanza, que pensez-vous de ce petit festin ?
CON Je navais jamais rien mangé daussi bon auparavant. Et jignorais tout de vos talents de cuisinier. Quant aux vins, ils étaient merveilleux... mais la tête me tourne un peu, à présent.
DOC Tant mieux, tant mieux ! Jai toujours pensé quApollon serait un Dieu bien insignifiant sil nétait stimulé par Dionysos. Une légère ivresse est plus propice au travail de lesprit que toute ascèse desséchante. Prendrez-vous un digestif ?
CON Non, merci. Je nai aucun goût pour les alcools forts.
DOC Ah ! La peste soit des buveurs deau ! Constanza, vous me décevez beaucoup, vous savez.
CON Jen suis désolé. Il me semble pourtant que vous navez pas lieu dêtre mécontent de moi.
DOC Non, bien sûr, mais...
CON Et puisque nous en parlons, jaimerais bien comprendre à présent le sens de toute cette comédie que vous mavez fait jouer.
DOC Quelle comédie ?
CON Oh ! Cher professeur, ne faîtes-donc pas linnocent !
DOC Je fais beaucoup de choses, mon bon Constanza, mais certainement pas linnocent. Innocence et culpabilité sont, à mon humble avis et notez que quiconque, y compris votre serviteur, utilise le terme " humble avis ", signifie généralement quil fait, précisément, le plus grand cas de cet " avis " qui, loin dêtre " humble ", est forcément le meilleur avis qui soit puisquil émane de la personne la plus avisée au monde, à savoir celle qui ose donner son " humble avis ", si vous voyez ce que je veux dire... mais je mégare. Ne croyez surtout pas que je cherche à noyer le poisson, à limage dun politicien qui sefforcerait déluder les questions pourtant fort peu embarrassantes dun journaliste de connivence dont la fonction nest pas de déranger mais de permettre à la personne quil interroge de pratiquer avec le plus grand brio son art de lesquive. Innocence et culpabilité, donc jen reviens à mon propos sont à mon humble avis, des termes vides de sens. Innocence signifie bien souvent sentiment dinnocence, bonne foi, bonne conscience, auto-satisfaction, étant admis que le cogito est ici notre seule norme. Combien de meurtriers, dassassins, voire de généraux, sont en effet, aux yeux du monde comme à leurs propres yeux, de parfaits innocents. Quentend-t-on généralement par " innocence " ? Pureté, naïveté ou parfois même bêtise... Linnocent nest pas véritablement celui qui ne commet pas de mauvaises actions (car qui nen commet pas ?). En réalité, linnocent est un grand niais qui ignore le mal (jentends par là le mal effectif, la part parfois désastreuse de la contingence dans tout acte humain). A ce titre, linnocent est un danger public, un éléphant dans un magasin de porcelaine. Il est, dune certaine manière, bien plus monstrueux que le pire des pervers. Prenez Hitler : ce qua fait cet homme, après tout, nest pas si terrible. Un petit peintre raté se venge de ses frustrations sur toute lhumanité, asservissant les peuples, mettant le monde à feu et à sang. Jusque là, cest un phénomène bien courant. Ce qui est véritablement monstrueux dans le nazisme pardonnez-moi ce lieu commun cest la volonté dexterminer rationnellement, froidement, méthodiquement, une partie de lhumanité. Aucune perversité là-dedans (entendez la perversité selon Edgar Poe : le désir de faire ce que lon sait ne pas devoir faire). Les camps dextermination nazis sont au contraire la manifestation dune incroyable volonté de bien faire, de purifier le genre humain pour le conduire vers lâge dor. Si ces camps ont fonctionné dans un relatif secret (combien de gens, pourtant, se doutaient de leur existence !), ce nest pas parce que les nazis en avaient honte. Ils en étaient sûrement très fiers, au contraire, mais ils devaient penser que le monde nétait pas encore prêt à comprendre, quils passeraient pour de monstreux parvenus tant que la victoire ne leur aurait pas donné raison eh ! oui, ce nétait là, en somme, que pudeur de nouveaux riches ! Voilà pourquoi linnocence mest odieuse. La culpabilité également, dailleurs. Peut-être vous ferai-je part un jour de quelques considérations sur le péché originel et autres attrape-nigauds du même tonneau.
CON Heu... Finalement, je prendrais bien un verre de cognac, si vous le permettez.
DOC Ah ! vous devenez enfin plus raisonnable !
CON Sans vouloir vous manquer de respect, jen ai surtout besoin pour supporter votre logorrhée. Il me semblait pourtant vous avoir posé une question. Dîtes-moi maintenant, sil vous plaît, sans faux-fuyants, quel rôle jai joué dans vos projets, projets qui, aujourdhui encore, me paraissent bien obscurs. Vous lavouerai-je ? Jen arrive même à douter de votre santé mentale.
DOC Oh ! Comme vous me peinez ! Rassurez-vous, je vais répondre. Voyez-vous, mon cher Constanza, vous êtes un comédien talentueux mais malheureusement sous-employé. Quant à moi, jai reconnu en vous certains dons et jai compris quil fallait les mettre à profit. Par ailleurs dois-je vous le rappeler ? lorsque je vous pris à mon service, les largesses que je vous prodiguai avaient précisément pour objet dapaiser votre éventuelle curiosité.
CON Certes, certes. Loin de moi lidée de me plaindre. Mais souvenez-vous néanmoins que cet enfant sauvage qui devait me donner la réplique (et dont vous me certifiâtes au préalable quil vous était entièrement dévoué), que cet enfant sauvage, donc, ma laissé au fondement une fort vilaine cicatrice que je me garderai par pudeur de dévoiler devant vous.
DOC Ah ! je comprends, et jen suis sincèrement navré. Je veux dire que je déplore cet incident (et non, bien sûr, le fait que vous désiriez en dissimuler la preuve). Il est vrai que cet enfant, pour lequel jéprouve dailleurs une réelle affection, se montre parfois très impulsif, et par là-même incontrôlable. Peut-être aussi prend-t-il trop au sérieux les petits rôles que je lui donne. Mais comment lui en ferais-je grief ? Soyez certain, du moins, que je regrette infiniment de ne pas vous avoir mis en garde avant de vous confronter à lui. Mais le réalisme de la scène que vous deviez jouer nécessitait bien une part dimprovisation.
CON Jaccepte volontiers vos explications, cher professeur. Sachez toutefois quil sen est fallu de peu que je vous en voulusse.
DOC Quoi ? Vous, Constanza, vous vous laisseriez aller à la rancune ?
CON Oh ! Ce ne fut quune tentation passagère. Vous savez bien que votre bonté sonnante et trébuchante aura toujours raison de mon caractère un tantinet soupe-au-lait.
DOC Je vois. Et naturellement, vous éprouvez encore au souvenir de votre mésaventure un certain besoin dapaisement.
CON Tout juste. Pourquoi vous le celer plus longtemps ?
DOC Homines pecuniae cupidos !
CON Sans doute. Le monde est si cruel. Il faut bien vivre. Mais jy pense : une chose mintrigue depuis le début de cette histoire, dont je renonce à présent à comprendre tous les tenants et aboutissants. Doù tenez-vous votre considérable fortune (je précise que jemploie ici ce terme dans son sens le plus bassement matériel) ? Il vous faut en effet bénéficier de grandes ressources pour mener un tel train de vie et festoyer comme vous le faîtes avec moi actuellement, de même que pour vous offrir mes services, trop peu rémunérés à mon goût mais tout de même hors de portée du vulgum pecus. Y avait-il donc une certaine vérité dans le rôle sordide que vous mavez fait jouer face à cette femme qui se faisait appeler du même nom vous ? Dois-je comprendre quil est possible que vous deviez votre aisance financière à quelque pratique crapuleuse et inavouable ?
DOC Inavouable, en vérité, cela est certain. La preuve en est que je me garderai bien, à ce sujet, de vous faire laveu dune quelconque crapulerie. Je puis néanmoins vous faire une confidence : dans le monde dans lequel nous vivons, il est, contrairement aux idées reçues, beaucoup plus facile de senrichir que de demeurer humble. Les gens, en fin de compte, font beaucoup deffort pour conserver des scrupules qui les empêchent de profiter de la naïveté dautrui. Au contraire, pour qui se laisse un peu aller, il nest rien de plus aisé que de cueillir les fruits là où ils poussent. Quant à la manière dont jai pu, pour ma part, mettre en application cet axiome, ne vous suffit-il point, mon très cher et curieux ami (et jinsiste volontairement sur le premier de ces deux épithètes), de faire bonne chère et de profiter de ma bonté naturelle à votre égard, sans essayer, ce qui serait bien futile, de forcer la nature ?
CON Ce dernier point de votre dialectique mérite peut-être contradiction, cher professeur, car vous nêtes pas sans savoir que le discours rationnel ne progresse que par la résolution des problèmes qui lui sont posés. Mais nous avons encore tout le temps dapprofondir ensemble ce beau sujet dont jentrevois déjà le fin mot. Pour lheure, je souhaite avant tout vous faire remarquer que votre mode de vie et certaines de vos actions (dont jai bonne connaissance puisque je men fis lhumble instrument), me paraissent à maints égards fort éloignés de la paisible existence à laquelle la plupart des hommes de savoir qui sont, après tout, vos collègues, semblent généralement accoutumés. Me trompé-je ?
DOC Vous métonnez, Constanza. Quoi ! Vous qui êtes dordinaire si terre à terre et doué dun incontestable esprit pratique, vous, Constanza, homme peu scrupuleux sil en fut (et croyez bien que cest justement ce que japprécie en vous), vous vous révéleriez donc tout à coup épris de Vérité ?
CON Ma foi, peut-être. Tout compte-fait, il nest pas exclu que je sois, moi aussi, un peu philosophe. Auriez-vous donc profité de notre collaboration pour minculquer vos lumières ? Oui, tout séclaire à présent. Grâce à vous, je me tourne dès maintenant vers lamour du Vrai, et jen perçois nettement les implications. Tout le prix de mon savoir mest devenu intelligible. Me voici prêt à recevoir sans plus aucune retenue la mâne de la connaissance. Donnez-moi linfini, ô maître !
DOC Je constate avec plaisir la vivacité de votre esprit et je suis heureux de lui avoir donné loccasion de sexercer. Mais je vous ferai néanmoins remarquer que le savoir est chose dangereuse. Songez-donc à la fin dramatique et belle de Socrate. Vous pâlissez, Constanza ? Comme je vous comprends. Vous êtes arrivé, ce me semble, au terme de votre démarche (permettez-moi de douter tout de même quelle fût vraiment spirituelle). Mais la divine Raison (en ce qui vous concerne, je découvre avec stupeur quelle puisse se montrer cupide), la divine Raison, donc, trouve toujours son impulsion, son origine et même son aboutissement dans lirrationnel. Pourquoi prendre cet air crispé, Constanza ? Il est temps pour vous daccéder réellement à la Vérité, immuable et froide. Certains considèrent quelle nest quillusion, dautres quelle nexiste quau-delà de lapparence... mais accordons-nous du moins à dire quelle nest pas de ce monde, de cet Ici-bas tourmenté et trompeur qui nest pourtant rien dautre, selon moi, que ce quil est, et qui na rien à révéler quil ne nous ait déjà montré. Doù la nécessité de le quitter si lon tient vraiment à le dépasser. Ciel, Constanza, vos yeux se révulsent ! Y a-t-il une Vérité après la mort ? Cest ce que je vous souhaite de découvrir, mon ami. Je vous ai épargné la ciguë de Socrate car il nest pas bon dutiliser plusieurs fois les mêmes procédés, sous peine dêtre condamné à la stagnation et à la routine. Mais il existe de nos jours des poisons bien plus subtils, tel celui que contenait votre cognac. Ne maudissez pas le hasard, toutefois, car eussiez-vous pris un autre alcool que le résultat eût été le même. Je suis en effet, et je men flatte, un hôte scrupuleux. Jai seulement craint un moment de vous voir dédaigner toute boisson forte, ayant négligé, incorrigible buveur que je suis, dagrémenter comme il le fallait dautres substances. Mais que vois-je ? Cette lueur dans votre regard... serait-ce de la haine ? Allons, allons, vous oubliez tous vos devoirs dartiste ! Cessez-donc de vous accrocher vainement à cette nappe qui ne vous a rien fait et sachez quitter la scène avec panache. Lultime beauté ne saffirme-t-elle point dans le mourir ? Bien sûr, fussiez-vous encore en état de parler que vous mobjecteriez sans doute quil ne revient pas au disciple de boire la coupe mortelle du suprême dévoilement. Quant à moi, je pense au contraire que le bon maître est celui qui sait se faire le modeste et anonyme vecteur de lélévation dautrui, et non celui qui veut se constituer en exemple à jamais inaccessible. Finalement, je vous envie, Constanza. A vous le néant (autre nom de la Vérité) et à moi... : quoi ? Lerrance, la douleur, la confusion, la dissimulation, labjection, le renoncement, oui, le renoncement, car en me catapultant comme je le fais dans la vie, je renonce en fin de compte à la Vie avec sa grotesque majuscule, vous savez, cette petite chose fugace qui nexiste que par son commencement et sa fin, cette petite durée bornée, obsédée par son origine et son terme. Oui, cest ainsi, me voici lancé, projeté, sans attache, en un mouvement qui na plus ni cause ni fin. Illusion ? Certainement, mais peu mimporte puisque rien ne mimporte. Rideau.
CON Bravo, vraiment bravo ! Quel brio ! Quel acteur vous pourriez faire !
DOC Croyez-vous ? Cela nétait pourtant rien en comparaison de votre " mort ". Mon rôle comportait plus de texte, voilà tout. Mais dîtes-moi, cette petite comédie vous a-t-elle appris quelque chose ?
CON Euh... eh bien, oui, sûrement ! Du moins, il faut que je digère un peu la leçon.
DOC Vous êtes irrécupérable.
CON Ah ?
DOC Oui.
CON Expliquez-vous.
DOC Non.
CON Je vous en prie.
DOC Ninsistez pas. Il se fait tard et je dois partir. Il me reste à vous souhaiter... je ne sais pas. Toujours est-il que je vous remercie pour tout, pour ce repas, pour votre aide et pour les petites improvisations farfelues auxquelles complaisamment vous vous prêtates (quoique vous ny comprissiez que pouic). Il ma été très agréable de jouer en votre compagnie et... Ah ! Je crois quil est lheure. Mon taxi doit mattendre.
CON Mais... mais, vous ne pouvez pas partir comme cela, me laisser...
DOC Oh ! si, bien sûr. Je nai rien contre vous, après tout, surtout quand vous mêtes de quelque utilité. Mais, à présent que je nai plus besoin de vos services, pourquoi mencombrerais-je de votre admiration béate et de votre grossière naïveté ?
CON Alors vous ne vous intéressiez quà mon argent, vous aussi. Vous êtes ignoble !
DOC Et pourquoi en serait-il autrement ? Javais besoin, pour mener à bien mes projets, dun bailleur de fond. Vous étiez là, jeune héritier désuvré se cherchant un mentor. Je navais pas lintention de vous faire de mal, seulement de vous utiliser, vous et votre argent ; mais vous vous êtes obstiné dans vos chimères. Je croyais que ce petit jeu, durant le repas, vous aurait éclairé un peu sans trop vous blesser. Mais vous navez rien compris. Souffrez si vous le désirez, mais par pitié, souffrez en silence. Car après tout, si vous vous sentez berné, vous ne le devez quà vous-même.
CON Vous êtes vraiment ignoble... Ou alors, vous me jouez encore un tour ? Oui, cest cela. Cest encore une de vos facéties.
DOC Ah non ! Je préfère encore être ignoble. Du moins lai-je sûrement été, et non sans plaisir. Mais cela suffit. Je suis las de ces petits jeux didactiques. Je pars, à présent. Constanza, je ne vous dis pas au revoir.
Laetitia referma le manuscrit, songeuse.
"Alors ? Quen penses-tu ? " lui demanda Bruno.
Elle ne répondit pas. Quaurait-elle bien pu dire ? Mais Bruno renouvela sa question en la regardant gravement. Après tout, pourquoi hésiter ? Au nom de quoi devrait-elle le ménager ?
Pour être franche, déclara-t-elle, je nai rien compris. Cest incohérent et confus, verbeux. Je ne vois pas où tu veux en venir en écrivant cela.
Bruno ne fut pas étonné par cette réponse.
Donc, tu nas rien compris ?
Ou trop compris, répondit-elle. Que comptes-tu faire dun texte aussi inepte ? La façon honteuse dont tu as manipulé ce pauvre Constanza (tai-je dit quil sétait suicidé ?) mécure parce que je connais les événements que tu évoques. Mais je ne vois pas qui pourrait être intéressé par tes petites bassesses. A part ta femme, peut-être ? Jaurais eu beaucoup de choses à lui raconter, à celle-là, mais il paraît quelle a disparu. Encore une de tes machinations, sans doute ?. De toute façon, je men...
Laetitia fut interrompue par un éclat de rire. Entre deux hoquets, Bruno déclara :
"Ah ! ma chérie, que tu es belle lorsque tu me détestes. Cest dailleurs pour cela peut-être que jaime me montrer ignoble depuis que je te connais. Ne te sens-tu pas coupable de mes actes ? Tu sais, ta petite frimousse indignée me manquera vraiment. Oui, tu as bien entendu, je men vais. Declan OConnor mappelle à lui. Le petit dialogue que tu viens de lire était juste destiné à moffrir une dernière fois le spectacle de ton indignation ".
Sur ce, Declan OConnor part pour on ne sait où. Derrière lui, il laisse les larmes et la colère à ceux qui sy vautrent complaisamment. Libres aux juges qui demeurent en chacun de nous de le condamner. Il est probable, de toute façon, quil nagit pas uniquement pour nous provoquer. Ses motivations sont sans doute plus obscures. Toujours est-il, cependant, quil prend beaucoup de plaisir à mettre en branle les stériles mécanismes du jugement humain. Oui, Declan OConnor, à sa manière, est un esthète. Et un sale type.
3. Declan OConnor, particule métaphorique
Voilà. Cette fois, Declan OConnor est bel et bien propulsé à travers le vaste monde. Et sa célérité est dautant plus importante quil est resté inerte non, pas inerte : tendu durant la plus grande partie de sa vie. Mais ce serait une grave erreur que dassimiler son mouvement à une sorte de voyage ; parcours initiatique, fuite ou recherche de soi, quête métaphysique, libération, enlisement... actes vains mus par lattraction-répulsion quexerce la " lourde légèreté " de lexistence sur lesprit humain. Dailleurs, lesprit na rien à voir avec cette particule accélérée nommée Declan OConnor. Cest pourquoi il serait fort dérisoire de tenter de juger ses petites ignominies. Elles ne sont après tout que lexpression dune violence faite à linertie. La pomme dAdam et Eve, le fratricide de Caïn, tous ces mythes parlent de cette violence fondatrice du mouvement que daucuns appelleront Histoire pour lui donner de la valeur. En la matière, Bien et Mal ne sont finalement que lexpression dun souci esthétique : la dualité (Bien / Mal, Beau / Laid) vient pimenter la triste fadeur de la matière. La mythologie nordique, par exemple, a bien compris la nature essentiellement esthétique du couple Bien / Mal. Loki, dieu du mal, du mensonge et de la trahison en est le personnage central, artisan indispensable du destin sans cesse recommencé des dieux. Grâce à ses forfaits, une déesse se voit affublée de cheveux dor, ce qui peut paraître très seyant, tandis quun dieu scandaleusement beau et honteusement invulnérable est fort justement occis, bien fait pour lui. Mieux encore : Loki est le principal instrument de la destruction finale des dieux, prélude à une nouvelle ère. Le Bien et le Mal, liés en la personne de lambivalent Loki, sont donc les amorces de la destruction et du renouveau, de lexplosion qui déclenche le bouillonnement incessant de la matière et le mouvement de Declan OConnor. Le raccourci est osé, mais il symbolise bien ce qui ne peut être dit plus explicitement. Rebonds, heurts, bontés, crimes, péripéties, banalités : Declan, particule folle, bouscule et propulse dautres particules. En cela, ordre, néant, inertie, éternité et compagnie ne représentent plus que des instants absolus de ce mouvement, comparables à des clichés photographiques. Pour mieux comprendre ce phénomène, observons quelques photos ou bouts de films pris sur le passage de la particule Declan :
1 Un homme (ou une femme) se tient au bord du quai du métro (ou du train). Qua-t-il en tête ? Songe-t-il à se suicider ? Hésite-t-il ? Il se penche dangereusement au-dessus de la voie. Est-il pris dun malaise, dun vertige ? Se fait-il tout simplement peur ou bien tente-il dobserver quelque chose : un portefeuille tombé entre les rails, un rat qui passe ou une photo arrachée à une revue porno ? Il est en équilibre. Quelquun va-t-il se précipiter pour le retenir, lempêcher de tomber ? Trop tard : au moment où la rame arrive en gare, Declan OConnor surgit, à pleine vitesse, et rebondit sur lhomme pour se propulser vers dautres aventures. Durant quelques heures, la circulation sera bloquée tandis que les services sanitaires débarrasseront la station des bouts de viande humaine venus se coller sur les parois et du sang poisseux répandu sur la voie. A cause de cet événement, un autre homme qui, celui-là, aurait peut-être pu, sil avait vécu, devenir président de la République et déclarer la guerre à trois ou quatre pays, sera contraint de prendre un taxi qui ira saplatir contre un platane en essayant déviter un aveugle qui traversait la rue sans regarder, forcément sans regarder (peut-être poussé là lui aussi par Declan OConnor, qui sait ?).
2 Sur une photographie en noir et blanc, on voit Declan OConnor assis sur un banc à côté dun clochard. Ils semblent discuter comme de vieux amis. Declan tient un paquet de cigarettes brunes sans filtre dans lequel deux doigts noirs de crasse piochent sans vergogne. Le sourire du clochard donne une vague idée du bonheur.
3 Voici à présent ce quon peut véritablement appeler un instantané : du ciel bleu, quelques nuages, et, au milieu de ce décor, Declan OConnor, seul dans le vide. Il ne sagit plus véritablement dune scène, dun moment dune histoire que lon peut extrapoler. Labsurdité du cliché (réalisé sans trucage) semble défier limagination. Instant isolé, coupé de la linéarité du temps et du mouvement : cest presque un morceau de néant. Pourtant, il est impossible de saisir ce néant éternel que constituerait linstant figé, détaché totalement du mouvement dont il nest quune étape inconsistante. En réalité, limage immobile de Declan OConnor perdu au sein des nuages, pour irréelle quelle paraisse, se rattache bel et bien à une histoire, à lhistoire du mouvement de la particule Declan. Un jour, en effet, celui-ci sera, pour des raisons inconnues (peut-être à la suite dun rebond très violent) propulsé dans les airs. Certes, les trajectoires de la particule Declan peuvent sembler défier les lois les plus élémentaires de la physique, mais au nom de quoi une métaphore devrait-elle sastreindre à respecter de telles lois ?
4 Restent de nombreux clichés pris à des moments variés. Il nest pas temps encore de les détailler. Limportant est quun homme, dabord fortuitement puis au cours de longues recherches, sera bientôt amené à les contempler ; et sa vie en sera à jamais bouleversée.
Il convient à présent dapporter une dernière précision avant de clore ce chapitre. Un fait est établi : un personnage prénommé Bruno, marié, père de famille, la soixantaine bien conservée, a décidé un jour de devenir la particule Declan OConnor. Par de minutieuses et tortueuses machinations, il sest transformé en projectile symbolique. Dès lors se pose léternel problème de lorigine : pourquoi ? quand ? comment ?... et autres questions qui toujours dissimulent la même interrogation ontologique, la même angoisse métaphysique. Si un certain Bruno a catapulté Declan OConnor, cette particule ballottée de rebonds en rebonds qui, en heurtant dautres particules, provoque des réactions en chaîne, bouillonnement incessant de la matière humaine, alors, cest que Bruno est la Volonté qui a déclenché le mouvement. Ce qui est absurde : les hommes ont toujours rebondi les uns sur les autres et avant eux, les atomes et les astres, sans avoir besoin de Bruno. La Volonté ou impulsion originelle a reçu beaucoup de noms : Dieu, Allah, Yahvé, Noùs, Grand Horloger et tutti quanti, mais jamais personne ne la nommée Bruno. Cest bien compréhensible, dailleurs, car la décision de Bruno nest pas venue ex nihilo mais fut le résultat dun concours de circonstances et de la bousculade générale au sein de laquelle il a toujours vécu, même sil se croyait inerte. Imaginons par exemple, ironie du sort, que lhomme que Declan OConnor a jeté sous le métro ait un jour eu, de son vivant, une discussion avec Bruno, au cours dune hasardeuse rencontre de bistro. Il lui aurait alors exposé, entre deux verres, des théories fumeuses sur la nécessité de se laisser emporter sans résistance de troquet en troquet par le flot tumultueux de la vie et de ne pas rester cramponné durant toute son existence au même comptoir. Des années plus tard, nous retrouvons le même homme, peut-être conduit au désespoir par des problèmes sentimentaux et par labus de spiritueux. Il se tient au bord dun quai de métro et nous connaissons la suite. Ce nest quune hypothèse. Il est dès lors concevable que ce soit justement lidée de sabandonner au flux incessant des bars qui ait présidé dans lesprit un peu imbibé de Bruno à la naissance de Declan OConnor. Le problème de lorigine est donc un faux problème. Qui se laisse, au gré de lenchaînement fortuit des causes et des effets, rebondir de zinc en zinc, doit comprendre quil ny a pas dorigine. Le vaste monde qui contient en lui-même une quasi-infinité de troquets qui naissent, disparaissent et changent de propriétaires, ce monde qui recèle aussi une infinité de consommateurs errants et perpétuellement renouvelés, eux-mêmes lointains descendants datomes, fidèles piliers de bars à neutrons, ce monde ne peut quêtre à lui-même sa propre origine, renvoyant ainsi la Volonté originelle, la Grande Impulsion, le Verbe, Jéovah, le Big Bang, la Cacahuète Sacrée et autres monstruosités à majuscule au rayon des bibelots colorés qui font joli sur les étagères poussiéreuses de lhypertrophie du bulbe quest lesprit humain.
Telle est la leçon de Declan OConnor, particule métaphorique.
4. Lhomme qui avait vu Declan OConnor
Il sappelait Samuel Apfelstein, mais tout le monde lappelait Sammy. Ex-soixante-huitard virulent, il sétait recyclé tout naturellement durant les années soixante-dix dans le grand journalisme politique et signait des articles de référence dans un quotidien de centre-gauche ex-gauchiste. Fier de cette reconnaissance sociale quil considérait presque comme une juste récompense, et, en tout cas, comme une conséquence logique de son engagement de jeunesse, il nen conservait pas moins une secrète nostalgie de ce temps révolu de révolte et de spontanéité. Avait-il obscurément mauvaise conscience ? Etait-il tenaillé par une sensation inavouée de reniement ? Nul ne saurait le dire, et surtout pas lui, qui aimait à penser que son travail dans un grand quotidien de référence et son passé pro-"situ ", loin dêtre contradictoires, étaient la marque de la même incontestable excellence à des époques différentes. Néanmoins, cette bonne conscience affichée, à la limite de larrogance, ne dissimulait-elle pas une faille intime ? Cest bien précisément le diagnostic que fit son entourage, durant létrange crise que traversa Sammy à une époque où tout semblait pourtant lui sourire.
Laffaire se déclencha un jour quil relisait un de ses vieux articles paru dans le journal de centre-gauche dont il a déjà été question. Il faut préciser que Sammy nest jamais quun humain, cest-à-dire un animal convaincu quil nen est plus un sous prétexte que son milieu naturel (mammouths, gnous, volcans stromboliens et stupides mammifères velus et dentus) la contraint progressivement à accroître plus que de raison ses activités cérébrale et manuelle, cette dernière précédant probablement la première. Sammy, donc, nest quun humain, cest-à-dire un être faible et retors prêt à toutes les bassesses, y compris lintelligence, pour satisfaire son ego torturé par cest un cercle vicieux un trop-plein inutilisé dintelligence et de conscience de soi (étant admis que seuls sont beati les pauperes spiritu). Cest pourquoi il a pris lhabitude de relire régulièrement ses anciens articles dans de vieux numéros du quotidien de centre-gauche autrefois gauchiste dont il a été et sera encore question. Quelle émotion que de contempler après plusieurs années lêtre en tout point admirable quil fut jadis et chez lequel se profilait déjà lhomme talentueux et visionnaire qui serait reconnu comme tel a posteriori ! Et quel prestige que de retrouver sa propre prose dans un journal à grand tirage, incontestable vecteur de lopinion publique et de lair du temps ! Attitude tout à fait humaine, et quil ne nous appartient pas de juger ici, même si elle est abjecte.
Sammy, donc, fut soudain saisi par une incroyable vision. Le journal quil tenait à la main contenait, à côté de son éblouissant article, une photographie des plus étranges. Il y avait eu, à lépoque de ce numéro, une révolution avortée dans un grand pays dAsie. Le reporter qui avait couvert lévénement pour le grand quotidien apolitique autrefois de gauche dont il a déjà été question, avait eu lheureuse idée denvoyer une photo-choc qui avait fait le tour du monde. A côté de cette célébrissime image qui symbolisait en un seul cliché la lutte du courage et de linnocence pacifiques contre loppression et le totalitarisme, le journal avait publié une seconde photographie, plus anodine. On y pouvait distinguer une foule aux yeux bridés faisant le signe de la démocratie (cest du moins ce quannonçait la légende, car contrairement au poing levé ou au bras tendu, le signe de ralliement de la démocratie demeure assez indéterminé). Au sein de cette foule se tenait, discret mais visible, un homme blanc, petit, rondouillard, assez âgé, à la mine joviale. Le lecteur perspicace laura certainement deviné, lhomme en question nétait autre, bien sûr, que Declan OConnor, quune série de rebonds aléatoires avait conduit en ce lieu incongru. Inutile de dire (mais disons-le tout de même) que Sammy fut fort intrigué. Sa curiosité de grand professionnel du journalisme en fut tout émoustillée et il se promit délucider ce mystère (de doux mots lui traversaient déjà lesprit, comme : " agent provocateur ", " espion ", " CIA ", " complot ", " KGB ", " Mossad ", " DGSE "...). Mais il neut pas dans limmédiat le loisir de faire de réelles recherches et laffaire faillit bien en rester là. Il fallut, encore une fois, que le hasard sen mêlât.
Quelques mois plus tard, en effet, Sammy, qui sadonnait encore au même plaisir solitaire (je veux parler de la contemplation émue de son ego boursouflé dans le miroir de sa prose), fut pris soudain dun réel malaise. Il venait dapercevoir sur une photo prise lors dune émeute dans une capitale africaine le visage jovial que nous savons être celui de Declan OConnor. Pour la deuxième fois, Sammy décelait la présence déplacée de ce personnage. Ce ne serait naturellement pas la dernière. Le même phénomène se reproduisit en effet de plus en plus fréquemment. Il vit à nouveau la ronde silhouette de Declan à plusieurs reprises, sur des photos, sur des affiches publicitaires, et même à la télévision, dans des reportages ou sur le plateau dune émission tournée en public. Dès lors, Declan OConnor devint réellement omniprésent dans sa vie.
Un jour même, alors quil venait de donner du feu à un passant dans la rue, il fut pris de vertige en se remémorant le visage de lhomme auquel il navait pas prêté attention de prime abord. Lorsquil se retourna, hagard, le passant était passé et avait disparu.
Sammy devenait-il fou ? Pas vraiment. Les quelques amis auxquels il présenta les preuves photographiques quil avait commencé à recueillir saccordèrent à dire : " Ah oui ? Tiens, cest vrai. Cest peut-être le même bonhomme. Quoique. On ne distingue pas très bien le visage ". Oui, personne nattachait dimportance à Declan OConnor. Sammy aurait peut-être dû se sentir seul au monde et perdre le sens de la réalité. Il nen fut rien. Certes, il connut une période de déprime inexplicable pour son entourage et demeura intimement persuadé que le même péquin se baladait impunément et invraisemblablement sur la surface du globe et peut-être même au-delà (il laperçut en effet, un jour, à travers le hublot dun avion de ligne, flottant benoîtement dans les airs) mais cette idée, après tout, ne le dérangeait plus. Peu lui importait, finalement, de voir toujours le même zigue nimporte où et nimporte quand. Il sy habitua et cela ne lempêcha pas de poursuivre avec la plus grande satisfaction sa carrière de journaliste au grand quotidien de centre-droit dont il ne sera plus question ici. Peut-être de temps à autre, à la fin morose de quelque soirée bien arrosée, se laissait-il aller à parler de celui que nous savons être Declan OConnor. Mais cest tout. Car il est tout à fait possible à quelquun qui voit Declan OConnor partout de continuer à mener une vie normale.
" Nai-je rien oublié ? Ah ! si. LA lettre ! "
Celle-ci était restée sur le secrétaire. Christine la mit dans la poche de sa veste et sortit après avoir fermé la porte à double-tour, ce quelle noubliait jamais de faire. " Tellement de gens négligents se font cambrioler bêtement !", se répétait-elle fréquemment.
Elle se rendit au bureau de tabac le plus proche et y acheta un timbre quelle colla consciencieusement sur lenveloppe. Puis, devant la boîte aux lettres, elle vérifia quelle avait correctement écrit ladresse. Elle aurait presque voulu décacheter lenveloppe pour être sûre de navoir rien oublié dans ses recommandations à Sébastien. Lidée de laisser son fils en colonie de vacances, livré à lui-même au milieu des autres enfants et dadultes inconnus, linquiétait un peu. Après tout, Sébastien navait que six ans et demi. " Cest encore presque un bébé ", se disait-elle souvent, alors quen réalité, Sébastien nétait déjà presque plus un bébé. Christine avait bien dû se ranger à lavis de ses amies. " Elles ont raison. Il nest pas bon quun petit enfant ne voie personne dautre que sa maman ". Assurément, elle assumait très bien son rôle de mère célibataire, mais elle se disait tout de même parfois quil est difficile de tout faire toute seule.
Au moment de glisser lenveloppe dans la boîte aux lettres, elle hésita et vérifia une dernière fois quelle ne se trompait pas de fente (il y en avait deux : lune réservée au courrier à destination de Paris, Ile-de-France et étranger, et lautre réservée au courrier à destination de la province). " Des tas de lettres tardent à arriver ou se perdent parce quon les a glissées au mauvais endroit ", songea-t-elle.
Puis elle prit le métro après avoir regardé sur son coupon mensuel si elle y avait bien inscrit son numéro de carte orange. " Ce serait trop bête de devoir payer une amende à cause dun oubli idiot ".
Elle choisit une place assise, " dans le sens de la marche ", et se mit à consulter son agenda, tout en jetant régulièrement un coup dil par la vitre pour ne pas rater sa station. Elle grava dans sa mémoire les divers rendez-vous et obligations de la semaine et soupira à la vue de la mention " remettre le dossier Lufthansa à Levasseur ". Elle pensa : " Cet imbécile de Levasseur ! Avec son foutu manque dorganisation et son laisser-aller, jaurai encore travaillé pour rien. Il va laisser traîner le dossier quelque part et loublier, ce flemmard ".
Au bureau, rien nallait jamais comme elle le voulait. Lentreprise était minée par lincompétence de la plupart de ses employés et par lincohérence de prises de décision contradictoires. " Tout marcherait beaucoup mieux si lon mécoutait un peu ", se disait Christine. Mais personne ne se souciait jamais de ce quelle avait à dire et cétait très frustrant. La seule personne qui daignait parfois lécouter était justement Levasseur. Mais il nen tenait pas compte pour autant, ou bien, oubliait purement et simplement ce quelle lui avait exposé. En fait, Christine le soupçonnait de lui prêter attention pour des raisons tout autres que professionnelles, témoin ses fréquentes invitations à dîner pour ´ discuter boulot ª. A vrai dire, elle le trouvait assez séduisant, et elle se serait volontiers laissée " emballer " (dire que, ces derniers temps, sa vie sexuelle avait été plutôt plate serait un euphémisme) si ce Levasseur ne lui avait un peu trop rappelé le père de Sébastien par son désordre et son laxisme. Et puis, il était hors de question pour Christine davoir une liaison avec un collègue de bureau. Elle tenait bien trop à son indépendance et ne voulait pas senchaîner à la fois sentimentalement et professionnellement. Lidéal, pour elle, aurait été de rencontrer un homme beau et organisé avec qui elle eût pu faire lamour sur rendez-vous.
***
Christine se berçait du vrombissement de lavion. Dans un instant, elle sauterait dans le vide et serait complètement libre.
Ces sauts en parachute qui occupaient nombre de ses week-ends étaient véritablement une délivrance (elle disait souvent en plaisantant que cétait la meilleure façon de senvoyer en lair). Ils lui permettaient déchapper aux problèmes du quotidien.
Une petite lumière clignota. Une voix retentit : " Vas-y, Chris, montre-leur ce que tu sais faire ". Elle sourit. Oui, elle allait montrer aux débutants embarqués dans lavion comment effectuer un saut impeccable.
Elle se leva et sapprocha du vide. A chaque fois, cétait la même fascination. Oubliés les emplois du temps, les lettres à poster, les portes à fermer à clef, les responsabilités, les problèmes dorganisation... Il ny avait plus rien dautre que le ciel et la terre : quelques instants dune totale liberté. Cest pour cette raison quelle préférait les sauts en solitaire : une telle sensation se partage difficilement.
Elle sauta.
Elle navait pas entendu la voix affolée qui lavait appelée au dernier moment.
(Lerreur est humaine. Il était inévitable quun jour Christine oublie quelque chose, malgré ses agendas, ses plannings, ses petits trucs mnémotechniques et son esprit dorganisation.)
Ce nest que lorsquelle sentit le vent sur son dos quelle comprit quelle venait de sauter sans parachute.
" Non, cest trop bête ! ", se dit-t-elle. Sa seconde pensée fut pour Sébastien. Le pauvre enfant serait sans doute confié à son père qui navait jamais su ni voulu soccuper de lui. Quoique... après tout, il ne faisait pas de saut en parachute sans parachute, lui.
Cest alors quelle vit un drôle de petit bonhomme rondouillard et souriant. Il tombait, lui aussi, sans parachute. Etait-ce une hallucination ?
Bonjour, mademoiselle, lui dit-il poliment.
Etes-vous réel ? Etes-vous un ange ? lui demanda Christine.
Oh ! oui, je suis bien réel, du moins le crois-je. Mais je ne suis certainement pas un ange. Ou alors, les anges ne sont plus ce quils étaient.
Mais... je ne comprends pas. Que faîtes-vous ici ?
Eh ! bien, ma foi, la même chose que vous, je suppose. Je pense que nous nous arrêtons tous deux au rez-de-chaussée ?
Mais comment en êtes-vous arrivé là ? Vous aussi, vous avez oublié votre parachute ?
Oh ! non. Cest une longue histoire. Jai été... disons : catapulté ; oui, cest bien le terme. Mais je crains de navoir pas le temps de vous expliquer tout cela.
Alors, nous allons mourir ?
Il le faut bien.
Mais, cest si injuste ! A cause dune erreur idiote ! Vous, vous êtes vieux, vous vous en fichez. Mais moi, je suis jeune, jai un enfant, je ne veux pas mourir.
Allons, jeune dame. Il ne faut pas dire de telles choses. Si cela peut vous rassurer, voyez-vous, je connais bien la mort, comme toutes les personnes dun certain âge. Cest plutôt pesant, car plus on la connaît, plus on la rejette. Cest pour cela que des mécréants notoires se mettent à croire en Dieu au crépuscule de leur vie. Quand on sest trop attardé dans lexistence, on a pris lhabitude de la vie, on devient conservateur. On a peur de la nouveauté (surtout si celle-ci est définitive). Mais vous, vous allez découvrir en même temps la théorie et la pratique. Mourir sera pour vous une expérience...
Vous racontez nimporte quoi.
Oui, cest vrai. Je vous prie de mexcuser. Je désirais seulement vous apaiser. Mais, voyez-vous, il ne faut pas attacher trop dimportance à la vie. Cest, il est vrai, la seule chose importante, mais précisément parce quelle est futile et sans fondement.
Bon, je suppose quil ny a plus rien à faire. Le mieux est de ne pas penser à tout ce que je perds. Jaurais bien aimé savoir à lavance, tout de même. Je me serais un peu plus dépêchée de vivre. Jaurais annulé mes rendez-vous de la semaine prochaine. Et puis jaurais inscrit sur mon agenda, à la page daujourdhui : ne pas oublier de mourir.
Je suis content que vous réagissiez ainsi. Cest plus raisonnable.
Ah ! Si javais su... je me serais tapée cet idiot de Levasseur.
Qui est-ce ?
Oh ! rien. Cest un imbécile, mais il me plaisait bien, finalement.
Je vois. Vous auriez voulu mourir comme Félix Faure.
Qui ça ?
Félix Faure. Un homme qui eut incontestablement une belle mort. Il ne la méritait pas, pourtant : ce nétait quun homme dEtat.
Connais pas. Quand-même, avant de mourir, jaurais bien... mais pas avec vous, sans vouloir vous offenser, et pas comme ça. Dommage. Je suis contente de vous avoir connu, malgré tout.
Cest tout-à-fait réciproque, mademoiselle, soyez-en certaine.
Vous êtes gentil. Maintenant, excusez-moi, mais je vais fermer les yeux et me boucher le nez, cest plus prudent. Jai toujours fait ça à la piscine.
Christine sécrasa au sol entre deux vaches qui broutaient paisiblement en rêvant de trains qui passent. Il est probable quelle neut pas le temps de souffrir, mais il ne faut jurer de rien. Toujours est-il quelle navait pas crié. Quant à Declan OConnor, il ne fit que rebondir sur le sol, pulvérisant par la même occasion une troisième vache qui, absorbée par ses rêves béats, navait rien vu arriver. Lheure de Declan OConnor nétait pas encore venue : au lieu de sécraser comme tout mortel laurait fait, il fut projeté de nouveau dans les airs. Car, comme disait à peu près le grand Sophiste : " tout homme qui sélève sera abaissé et celui qui sabaisse sera élevé ". " Et ainsi de suite ", pourrait-on ajouter.
FIN
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