La tranchée |
Une nouvelle de Siegfried Gautier (1990)
Cette création est mise à disposition sous un contrat Creative Commons.
(Vous pouvez la diffuser librement à condition de mentionner l'auteur. Modification et utilisation commerciale interdites)
LOrdonnance rampait au fond de la tranchée, ralenti par les gerbes de boue et dorganes génitaux sanguinolents qui le recouvraient sans cesse dune matière visqueuse.
Soudain, une main surgissant de la fange lui agrippa la cheville. Il tenta vainement de se dégager : la main tenait bon et lui immobilisait le pied. Il essuya la crasse qui obscurcissait les orbites de son masque à gaz afin didentifier le propriétaire de létau qui lui broyait la cheville. Cétait un soldat aux jambes recouvertes par un déploiement rose et blanc dintestins et de viscères. Ses yeux écarquillés imploraient et ses lèvres tremblaient en silence. De grosses gouttes de sueur laissaient des traînées blanchâtres sur son visage noirci par la boue et le sang.
LOrdonnance, péniblement, tira un grand couteau de son fourreau poisseux, et dun coup net, trancha dans une giclée de sang chaud le poignet qui le retenait prisonnier. Puis, sans même se retourner, il poursuivit son chemin en rampant, une main rougeâtre encore accrochée à la cheville.
Quelque temps plus tard, il rencontra un groupe dhommes apparemment vivants. Ils étaient accroupis sous une protection de toile et de bois, serrés les uns contre les autres, pitoyables.
LOrdonnance ôta son masque à gaz et leur demanda sils étaient bien "le 103ème". Mais le vacarme provoqué par les bombes couvrit ses paroles et les hommes continuèrent à le regarder dun air indifférent.
Cest vous le 103ème ? hurla-t-il, les mains en porte-voix devant la bouche.
Ptêt ben, répondit lun des soldats.
Quoi ?
Ouais ! cest nous, cria lhomme.
Où quil est, vot commandant ?
Ben, la roubignole, là, à vot pied, cétait à lui. Le reste est éparpillé un peu partout.
Saloperie !
Hein ?
Non, rien... Cest quoi ton nom ?
Berthier.
Bon, alors Berthier, cest toi le responsable, maintenant. Lennemi a fait une percée. Vous êtes en première ligne. Zavez ordre de contre-attaquer.
Quoi ?
Lordre est de con...
Il fut interrompu par un sifflement suivi dune violente déflagration. Quand la fumée se dissipa, les hommes du 103ème avaient disparu sous une nappe de boue. LOrdonnance était étendu à terre, le corps à moitié enseveli. Des bouts de cervelle blanche et rose étaient éparpillés autour de sa tête qui reposait dans une flaque de sang.
* * *
Le feu dartifice sétait calmé. Berthier alluma une cigarette.
En vlà un qui striturera plus trop les méninges, dit-il en désignant du menton le cadavre au crâne fracassé de lOrdonnance.
kêktucrois kivoulait, çui-là ? demanda Matthieu.
Jchais pas. Regarde-z-y voir dans ses fringues sil a pas keukchose à biberonner. Comme ça, y sra pas venu pour rien.
Matthieu sexécuta, aidé par Joubert. Ils retournèrent le corps et se mirent à fouiller dans ses poches. Joubert en extirpa triomphalement une petite flasque argentée, tandis que sa face hilare exhibait une rangée clairsemée de chicots tout noirs. Il cracha une grosse huître verte qui alla saccoupler par terre avec un morceau de cervelle, puis avala une longue gorgée du liquide contenu dans la flasque.
Hé bé ! Kouakcê ksteu gnôle ? fit-il en sessuyant la bouche dun revers de main sale.
Fais voir, lui ordonna Berthier; et il goûta le breuvage en connaisseur, en faisant passer le liquide dune joue à lautre à lintérieur de sa bouche, avant de lavaler en un gargarisme sonore. Ty connais que dchi, hé ! bouseux, fit-il. Ça, cest du Visky, et du bon.
Du Visky ? sexclama Guiraud. Ben dîtes-donc, y semmerdait pas el militaire.
Du Visky ou du Chouchen, là où quil est asteure, y sen fout pas mal, dit Fallec avec un sourire forcé.
La flasque passa bientôt de main en main, suscitant diverses réflexions sur les murs étranges des Rosbifs et sur les qualités inégalées de labsinthe.
"Hé ! la Tantouse, kêkten penses ?" demanda Guiraud à Brocasse. "Tiens, goûte-z-y voir un peu."
Le petit homme au visage de fillette prépubère refusa en souriant affectueusement. Il observait la scène dun air concupiscent. En parcourant tout le groupe du regard, il murmura : "Celui-là qui épouse facilement la foule connaît des jouissances fiévreuses..."
Allez, le vlà-t-y pas qui recommence son baragouin, sesclaffa Joubert. Puis il porta son attention sur un autre spectacle : Hé bé ! lpère Matthieu, kêktu fous ? Ten veux donc point, du Visky ?
Ta gueule, Joubert ! Je mpignole, grogna Matthieu.
Il tenait dans la main gauche une photo de femme trouvée dans les papiers de lOrdonnance, et, de la main droite, il opérait un frénétique mouvement de va-et-vient sur son sexe turgescent et crotté dont le gland crasseux avait la couleur sombre dun fruit pourri.
Tes quun porc ! fit Berthier en crachant dans sa direction (son glaviot fut intercepté en plein vol par un autre jet visqueux et incontrôlé).
Tesquinte pas, Berthier ! sesclaffa Guiraud. Y peut point tentendre, tu sais, ça rend sourd, askondit.
Comment ? fit Fallec en plaçant une main en pavillon derrière son oreille.
Hé ! Matthieu, lança Joubert, comment quelle est Madame Cinq-Doigts ? Tu mla passeras quand tauras fini ?
J ai fini, abruti ! répliqua Matthieu, les mains humides.
Dans son coin, le petit Brocasse ne put réprimer un voluptueux frisson de dégoût.
Berthier, lui, méditait. Je sais pas si ça rend sourd. Lest plus probable que ça rend con, mest avis. Ça expliquerait bien des choses, en tout cas.
* * *
Le cadavre pourrissant de lOrdonnance était à présent noyé dans une épaisse mare deau brune. Le corps de Guiraud le dominait depuis quelques jours, encastré en position verticale dans la paroi de la tranchée, le torse déchiré par des éclats dobus.
Faudrait ptêt lui fermer les yeux, à la fin, non ? dit Fallec en désignant du pouce le visage verdâtre de Guiraud, sans oser le regarder.
Pourquoi donc ? répondit Berthier. Comme il est, il peut voir arriver les obus. Ptêt que ça ldistraira.
Moi, son regard, ça mfout les chocottes, insista Fallec. Et puis, normalement, les morts, on leur ferme les yeux.
Si tu veux, tas quà les lui fermer, toi, et tu peux même lui creuser un trou, lenterrer et demander une messe au curé. Seulement, faudrait que ten trouves un, de curé. Et puis si tu veux enterrer tous les macchab du coin, tas pas fini. Dailleurs tas même pas commencé. En plus, tout ce que tu voudras enfouir dans la boue, avec les inondations et les explosions, ça finira toujours par remonter.
Putain dguerre, tout dmême !
Ah ! Pasque tu crois quelle est différente des autres, celle-là?
Jchais pas. Cest la seule que jconnais. Ben, en tout cas, cest vraiment un truc de cons. Jvoudrais ben savoir pourquoi quon est là à grelotter dans la merde et dans la boue. Et pis dabord, la guerre, cest contre des ennemis, non ? Oukissont les ennemis, tu peux mle dire, toi ? On nen a pas encore vu la queue dun. Par contre lartillerie, ça y va, merci, et on clamse tous les uns après les autres...
Dabord, on dit pas "par contre", on dit "par revanche"...
Et si ça strouve, cest même pas les obus ennemis quon sprend dsus la gueule. Ptêt que cest les nôtres. Ptêt même que des ennemis, y en a point du tout et que y en a jamais eu. Et même si yen a, hein, cest quoi au juste les ennemis ? Cest des pôv gars comme nous. Alors pourquoi kcê quon est ici ?
Tes quun con, Fallec. On est ici pasque cest la guerre. Y faut quon tue des ennemis, cest tout, pasque çui-là qui gagne la guerre, et ben cest çui-là qui est toujours vivant à la fin tandis que laut qui est mort, lui, il a perdu.
Alors Guiraud, elcommandant et tous les aut là, izont perdu la guerre ?
Ben oui, jte dis, piskissont morts.
Et nous alors, tant quon est vivants, on est les vainqueurs ? Dans ce cas-là, pourquoi quon reste là à attendre de crever ?
Pasquon nest pas encore vainqueurs, ducon ! On na pas encore tué dennemi. Quand les ennemis, y sront morts et que nous, on sra toujours vivants, alors-là, oui, on aura gagné.
On aura gagné quoi ?
Tu peux pas comprendre, pasque tas pas dinstruction. Cest de la dialectique.
Quoikcêkça encore, la dialectrique ?
Cest pas pour les cons comme toi, ni pour les pétochards. Cest des Grecs qui lont trouvée : lAriston et Platote, quy sappelaient.
Ah ouais ? Moi jai pas besoin de tous ces trucs de pédés. Dialectrise si tu veux, avec laut mignonne, là, mais moi, jtiens à mes deux ufs, alors jvais mtirer dici vite fait et ...
Crétin ! Si tu fais ça, tu finiras au poteau. De toute façon, jte connais, tes que dla gueule. Jamais taurais le cran. Tes trop trouillard, même pour être lâche.
Ah ouais ? Ben tu verras...tu verras bien.
* * *
Comme ils sont beaux dans leur souffrance ! pensait le petit Brocasse. Ah ! chère Maman, si tu me voyais ! Tu crierais dhorreur. Et pourtant, pour la première fois, je me sens presque respectable. Ces hommes sont des héros, à leur manière. Ce sont des blocs de granite sortis de la terre-même. Ce sont de vrais hommes qui ont peur, mais qui restent droits face à la mort et se rient delle. Et je suis presque comme eux. Je supporte tout, en silence, les obus, la boue, la mort, la crasse. Je crois quils commencent à maccepter et je sens que leurs moqueries deviennent presque affectueuses. Parfois même, il arrive que lun deux me demande de réciter un poème (cest-à-dire que cest arrivé une fois, quand Matthieu ma demandé de réciter quelque chose pour laider à sendormir).
Cest la véritable humanité que jai devant moi, dans toute sa misère, dans la suprême grandeur de sa misère. Des gueux ! voilà ce quils sont et voilà ce que je voudrais être, car il est bien là, le véritable Peuple Elu. Ils ne savent pas pourquoi ils se battent mais ils le font dinstinct, sans enthousiasme suspect ni coupable couardise. Ils agissent naturellement, sans arrière-pensée. Pour la première fois de ma vie, je rencontre enfin des hommes authentiques, qui sont véritablement, primitivement, eux-mêmes.
Quant à moi, je nai pas encore accès à cette qualité dexistence. Il me faut encore jouer un rôle, paraître autre que ce que je suis réellement. Ils ne pourraient pas comprendre, si je leur avouais que je suis engagé volontaire, que jai voulu fuir le monde des hypocrites. Un jour, peut-être, il me sera donné de devenir comme eux : un Pur.
Chère Maman, tout cela, je ne peux te lécrire, malheureusement, car tu es trop prisonnière dun monde falsifié, et aussi parce que je nai même plus de quoi écrire des lettres que personne, au reste, ne se chargerait dexpédier. Mais tu sais que je pense à toi sans cesse et que je taime, même si je te rends malheureuse.
* * *
Ah putain ! Jai morflé, gémit Matthieu. Et il vacilla quelques instants au bord de la tranchée, avant de basculer vers le fond couvert deau boueuse où la chute de son corps fit un gros floc.
Mais quest-ce quil lui a pris à ce con daller se promener là-haut ! bougonna Berthier.
Déjà Joubert tirait le corps et vérifiait quil ny avait plus rien à faire. Mais au moment où il allait le laisser retomber dans la mare, Matthieu émit un petit couinement.
Ah cte merde ! sexclama-t-il. Hé, Berthier ! Il est toujours vivant el Matthieu.
Tout le monde ou ce quil en restait vint sagglutiner autour du blessé. Un gros trou rouge et gluant lui tenait lieu de rosette de la Légion dHonneur, un peu au-dessus du cur. Son regard était fixe et ses lèvres sagitaient dans le vide, sans quil prononçât un mot.
Il a son compte, jai limpression, dit Fallec avec un faux détachement.
Ouais ! cest moche, ajouta Joubert.
Hé, Brocasse ! Si tu veux lui prendre ses couilles, tu peux. Len auras pus trop besoin, maintenant ! railla Fallec.
Pourquoi qutu le laisses pas tranquille, le môme ? lui lança Berthier.
Pasque cest quune pédale...
Ptêt ben, et alors ?
Et alors, ya que jaime pas les folles, cest tout.
Tes trop con, Fallec. Touskitgênes, cest quil a moins la pétoche que toi...
Moi, la pétoche ? Répète un peu voir ! Macaque !
Prends pas tes grands airs avec moi. Tu fais dans ton froc, cest tout...Souviens-toi de...
Hé ! linterrompit Joubert. Yen a marre de vos conneries. Kêk jen fais, moi, du Matthieu ?
Berthier se pencha sur le blessé et lui tapota la joue, puis lui passa un doigt tout noir devant les lèvres.
Il est clamsé, diagnostiqua-t-il.
Et tous, gardant le silence, restèrent quelques minutes à contempler le cadavre, avant que Joubert, qui fatiguait, ne le laissât retomber dans la mare.
* * *
Joubert était occupé, accroupi, à se libérer les entrailles, lorsquun soldat lui tomba dessus, lobligeant à sasseoir dans ses propres excréments (des morceaux de corned-beef indigérable presque intacts).
"Ah ben merde alors ! fit-il. Doukissordonc, çui-là ?"
Le soldat, à quatre pattes dans la mare, reprenait son souffle et ses esprits. Il jeta autour de lui un regard étonné où sexprimait encore la terreur.
Mais, qui vous êtes, vous, quest-ce que vous foutez là ? demanda-t-il.
Ben !...rien, répondit Berthier après réflexion.
Vous étiez pas à la contre-offensive ? sétonna le soldat.
Quelle contre-offensive ? demanda Berthier.
Comment ça, quelle contre-offensive, espèce de tire-au-flanc ! LA contre-offensive, crénom de merde.
La contre-offensive ? répéta Berthier sans comprendre.
Et doù tu crois que jviens, bougre dabruti ? On na même pas pu atteindre les lignes ennemies. Y nous ont canardés comme des lapins. On les voyait même pas...
Cétait donc ça, tout ltintouin quon entendait ! sexclama Joubert, heureux de résoudre un mystère.
... mais on sprenait leurs pruneaux, poursuivit le soldat, très en colère. On sest fait massacrer, et vous aut, zêtes restés bien planqués et bien peinards dans vot trou !
Alors, choqué par ces propos, Brocasse sindigna : "Mais nous ne savions pas ! Comment aurions-nous pu...?"
Ta gueule merdeux ! lui lança Fallec, et sadressant au soldat : Oukissont maintenant, les ennemis ?
Oukissont ? Ah ! elle est bien bonne, celle-là ! Y sont partout, tu penses ! On sest carapaté comme on a pu, et là, chuis sûr quy nous courent au cul.
Alors, ils arrivent ? demanda Fallec avec angoisse.
Pour sûr, et jvous conseille de faire comme moi et de vous barrer vite fait, répondit le soldat.
Sur ce, il escalada la paroi de la tranchée, du côté opposé à celui par lequel il était venu. A peine arrivé en haut, il fut fauché par une rafale et retomba lourdement au fond, atterrissant sur le corps de Matthieu déjà à moitié enfoui sous la boue et les excréments.
kêkon fait ? demanda Joubert à Berthier. On na même pas dmitrailleuse, nous, pour les empêcher davancer.
Chacun prend son fusil et se met à son poste de tir, ordonna Berthier en guise de réponse. Ne tirez que quand vous en verrez un. On na pas de munitions à gâcher.
Cest pas la peine ! hurla Fallec, on va tous se faire descendre. Y faut filer.
Hé ! Tas pas vu le mec, là ? lui répondit Joubert en désignant du bout de son fusil rouillé le cadavre du soldat. Si tu pointes ton sale nez dehors, tas pas une chance !
Mais Fallec nécoutait plus. Il était complètement paniqué et jetait des regards implorants vers ses compagnons. Soudain, il bondit hors de la tranchée.
Une seconde et demie plus tard, son corps criblé de balles gisait dans la boue.
* * *
Un déluge de fer et de feu sabattit sur la tranchée. La soudaineté du bombardement, après une période plutôt calme de ce côté-là, figea Berthier, Joubert et Brocasse dans leur fange.
Eh ben, au moins, avec ça, les ennemis, y zarriveront pas jusquà nous ! hurla Joubert.
Hein ?
...zarriveronpa...
Tout un pan de la paroi de la tranchée fut brusquement soufflé par une explosion, ensevelissant totalement Joubert avant quil ait pu finir sa phrase.
Brocasse, suivi de Berthier, se précipita sur le tas de terre jouberticide pour déblayer. Il dégagea rapidement une tête dont la bouche était pleine de boue. Joubert était inconscient.
Les deux hommes le portèrent sous la protection de toile et de bois à moitié effondrée et se serrèrent contre lui, la tête inclinée vers le sol, les oreilles entre les genoux.
* * *
Tu vois quelque chose ? demanda Berthier.
Non, rien, répondit Brocasse, juché sur un frêle édifice de planches afin de scruter lhorizon du no mans land.
Cela faisait des jours quil ne se passait plus rien, quil ny avait plus de nouvelles ni de lennemi ni de qui que ce fût dautre. Il ne faisait plus que pleuvoir, continuellement et à grosses gouttes. Berthier, au fond de la tranchée, avait de leau jusquà mi-cuisse. Joubert était mort depuis longtemps, discrètement, sans même avoir repris connaissance.
Brocasse redescendit de son perchoir en grelottant. Ils navaient plus rien à manger depuis belle lurette et survivaient dans un infect bourbier deau croupie, de cadavres décomposés et détrons flottants. Plusieurs fois, ils avaient dû remettre leurs masques à gaz pour se protéger contre un méchant vent de couleur ocre.
Brocasse pensait : Nous navons plus figure humaine, nous ne sommes que des rats ; et pourtant, jamais je nai été aussi humain. Quoiquil arrive maintenant, je peux te dire, chère Maman Si seulement tu pouvais mentendre ! que jai vraiment vécu, que je suis devenu un vrai homme qui a connu de vrais hommes. Jai souffert avec eux, je suis presque mort avec eux et je vais sans doute mourir bientôt. Mais je nai aucun regret. Je suis enfin authentique. Lessentiel, cest dêtre pour-soi ce que lon est déjà en-soi (si je puis mexprimer ainsi), et surtout de savoir garder son quant-à-soi. Que ne suis-je philosophe ! Peut-être alors pourrais-je técrire, Maman, ce que je ne puis hélas te dire quen pensée. Mais il est trop tard. Me voilà enfin éveillé, mais seul, inutilement, dans ce bourbier, perdu dans cette fange putréfiée. Je suis près de penser quil ny a finalement de salut que dans la misère, solitaire parmi les Gueux mais tout de même avec eux.
Solitaire ? Non. Je ne le suis plus, justement. Il me reste Berthier. Ah ! Berthier ! Quel homme ! Il me serait intolérable de demeurer seul, ici, sans lui. Si cétait le cas, je ne pourrais que mettre fin à mes jours, oui, mourir, volontairement, cesser de survivre. Oh ! Pas par désespoir. Mais parce que je ne puis être Un que parmi les Gueux, en me fondant en leur masse. Etais-je donc présomptueux! Ce nest quen eux que jai trouvé mon authenticité, dans leur primitif besoin de vie, jusquau bout, même quand la mort est si proche.
Avec Berthier, jai limpression que plus rien ne pourra matteindre, quaucun obus ne me détruira, ni aucune balle, que plus jamais on ne lèvera la main sur moi, pas même mon Père ce Père qui ne maura jamais compris comme toi, Maman, tu mas compris et quon ne me reprochera plus rien. Finies les gifles et les railleries ! La misère des Gueux me lave de toutes les humiliations, de toutes les fautes, de tous les péchés. Le salut est là, tout proche, et quoiquil arrive. Ce salut, cest à eux, ceux qui sont tombés avant moi, que je le dois, et surtout à Berthier. Oh ! Dieu, quel homme ! Quelle force ! Quelle simplicité virile dans lamitié ! Car jen suis sûr, maintenant, les épreuves nous ont apporté une réelle amitié. Si tu voyais, Maman, comme, sans un mot, il me tend sa couverture lorsque je grelotte, comme, par ses silences apaisants, il sait faire taire mes angoisses. Voilà un homme ! Il ma déjà sauvé, et certainement, il me sauvera encore. Il a sauvé mon âme, en tout cas. Finalement, je ne mourrai peut-être pas. Il me protégera. Et alors, un jour, Maman, nous nous retrouverons et tu verras comme jai changé, et tu seras heureuse.
* * *
Les bombardements avaient cessé depuis longtemps à présent. Brocasse avait de leau jusquà la taille. Il ne sentait même plus le froid. Soudain, il saperçut quil était en train duriner depuis dix bonnes secondes.
Comme à la piscine, pensa-t-il avec un petit sourire amusé. Mais dans leau brune, il ne put distinguer aucune auréole jaunâtre.
Berthier sapprocha en barbotant au milieu des cadavres et des étrons qui flottaient de-ci de-là. " Ça y est, jen ai trouvé !" dit-il en brandissant un long pansement déjà taché de sang caillé. "Il est presque propre."
Il contempla un moment sur le front délicat de Brocasse une vieille blessure purulente causée par un éclat dobus. Il cracha sur un coin du pansement et en essuya la plaie puis enroula celui-ci autour de la tête du jeune homme.
Brocasse se laissa faire avec docilité et même avec une visible satisfaction. Pour tout dire, il semblait heureux.
Mais le silence fut brutalement rompu par un lointain écho de son de cloche et de clairon qui se répandit rapidement. Il apparut alors quelle surprise ! que la tranchée, au loin, était encore peuplée. Le paysage lunaire creusé de cratères et de boyaux effondrés ou gorgés de boue sanima subitement. De toutes les directions retentirent des "Hourra !" frénétiques, de plus en plus puissants. De petites formes sombres se mirent à grouiller et à sortir des tranchées. Quelques unes, sans doute trop enthousiastes, sautèrent sur de vieilles mines. Des casques et des armes furent jetés en lair.
Berthier et Brocasse se regardèrent, interloqués.
Merde ! Vlatipas kcê la paix, on dirait ! murmura Berthier.
Quoi ? Mais alors, nous avons gagné la guerre ? demanda Brocasse.
Gagné ou perdu, est-ce que jchais, moi. Cest ptêt ben les autres. Quest-ce que ça change, hein ?
De toutes les façons, cest fini. Nous sommes vivants...oui, vivants, dit Brocasse sans y croire.
Berthier se tut. Il se frappa rageusement la tête du plat de la main. Son visage avait perdu son habituelle expression de placidité.
Brusquement, il se dit à lui-même : "Ah ! ben tout dmême, kêk je fous là, moi ? Cest quoi cette putain dguerre qui finit alors que jai encore tué personne ? Jchais même pas quel effet quça fait. Ça veut donc dire que jlai point faite, la guerre ? En tout cas, cest pas moi qui lai gagnée."
Tout en se posant ces questions, il tripotait son fusil, comme lorsquil était en proie à une laborieuse réflexion. Tout à coup, il se retourna vers Brocasse et, calmement, lui dit : "Faut mexcuser, ptit, mais tu vois, cest pas possible, ça. Jpeux pas avoir fait toute cette guerre, dans cette merde, sans que jaye tué aucun bonhomme. De quoi qujaurais lair, au village, après, hein ?"
Brocasse, immobile, prit un air ahuri. Berthier épaula son fusil et visa la tête, là où le pansement taché venait dêtre enroulé, puis il tira.
FIN
N'hésitez pas à laisser un commentaire
Autres nouvelles :
Heureux qui communiste
Et personne ne créa... Declan O'Connor
Le lave-vaisselle
Le mouvement perpétuel
L'horloge